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La ministre flamande de la Justice, Zuhal Demir, retient une subvention pour la KU Leuven, vu le “silence assourdissant du rectorat” dans une affaire de viol. 

De Morgen, 24 octobre 2022

La ministre flamande de la justice, Zuhal Demir (N-VA), a suspendu 1,4 million d'euros de subventions prévues pour la KU Leuven. Cette suspension a pour but de faire comprendre son mécontentement sur la manière dont l'université a traité une affaire de viol d’une étudiante par un professeur. Cette annonce a nourri un sérieux débat sur un éventuel abus de ses compétences.

Olivia Keteleer, étudiante en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 24 novembre 2022.

Un manque de transparence de la KULeuven ? 

En juillet 2016, lors d’une conférence à Barcelone, une étudiante a été violée par un professeur de la KULeuven. L’étudiante, ne voulant pas faire de scandale, est passée par un intermédiaire pour avertir une personne de confiance au sein de la faculté concernée. Aucune plainte officielle n’a été déposée. Ce n’est qu’en 2018 que les parents, après avoir rencontré le recteur de la KULeuven, sont invités à déposer plainte auprès de la police. Entre la plainte formelle et la suspension officielle du professeur, il a pu poursuivre ses activités pendant six mois. Selon l’avocat de l’université, l’absence de mesures de protection durant cette période était une requête venant du parquet, qui exigeait de ne rien faire qui puisse alarmer le suspect. Toute réaction de l’université “aurait immédiatement fait comprendre que quelque chose se passait et aurait potentiellement conduit à la perte de preuves”. 

Malgré cet ordre de la justice, désormais rendu public, beaucoup se posent des questions sur la manière dont la KULeuven a géré cette affaire. Notamment, la ministre flamande de la Justice, Zuhal Demir (N-VA), également compétente pour l’environnement, l’énergie et le tourisme. Elle tient à punir “le silence assourdissant du rectorat actuel“, en suspendant une procédure de subvention grâce à laquelle l’université devait toucher 1,4 million d’euros pour célébrer son six-centième anniversaire. La ministre Demir affirme devoir se “montrer dure envers une institution qui ne condamne pas immédiatement le viol”. Elle veut ainsi rappeler la responsabilité sociale de la plus grande université du pays. La ministre affirme néanmoins que la suspension est temporaire, le temps que le recteur apporte suffisamment de clarté et de transparence dans le dossier. 

Mais un abus temporaire de la ministre 

Si les intentions de la ministre Demir sont ainsi parfaitement transparentes, elles posent néanmoins question sur le plan juridique. Même si la mesure annoncée par la ministre est temporaire ou provisoire, il est en effet très difficile de la justifier, comme l’ont déjà souligné plusieurs commentaires dans la presse. 

En effet, comme le souligne une professeure de droit administratif à l’Université d’Anvers, Zuhal Demir “utilise un pouvoir que lui confère la loi dans un but autre que celui pour lequel il a été accordé“. La ministre dispose en effet du pouvoir d’accorder des subventions en matière de tourisme, comme ici pour soutenir le futur anniversaire de l’université. Mais, en principe, elle ne peut refuser ou suspendre de telles subventions “que pour des raisons liées à la valeur d’un projet du point de vue touristique”. Or, ici, la ministre Demir justifie sa décision par des motifs et une indignation qui sont tout à fait étrangers à l’intérêt “touristique” de la subvention. L’affaire de viol et le subside ne sont pas liés par le seul fait qu’ils concernent la même université. 

Le juge administratif qualifie une telle situation de “détournement de pouvoir”. Comme indiqué dans une décision récente (p. 23), il s’agit de la situation où l’autorité agit “de façon tout à fait régulière en apparence”, mais pour atteindre “un but autre que celui de l’intérêt général en vue duquel ces pouvoirs lui ont été conférés“. Dans l’affaire de la KULeuven, si la ministre Demir peut évidemment suspendre ou bloquer un subside “touristique”, elle le fait ici dans un tout autre objectif que ceux liés à ces compétences touristiques. Il s’agit donc d’un “détournement de pouvoir”. 

Si les intentions de la ministre Demir ne sont évidemment pas critiquables, elle devait donc trouver d’autres moyens de faire connaitre son indignation. L’abus “temporaire” de la ministre ne devrait cependant pas vraiment avoir de conséquences, puisque l’enquête d’un commissaire du gouvernement a confirmé dans les jours qui ont suivi le traitement suffisamment correct de l’affaire par l’université. On peut donc supposer que le subside suspendu sera finalement accordé. 

Contactée par nos soins, Zuhal Demir n’a pas répondu à nos sollicitations. 

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Selon Nicole de Moor, les étrangers peuvent, de nos jours, “choisir le pays où ils veulent demander l’asile”.

Het Laatste Nieuws, le 22 octobre 2022

Dans une interview donnée sur VTM : la secrétaire d’état, Nicole de Moor, compétente en matière d’asile et de migration au sein du gouvernement De Croo, a affirmé que les migrants pouvaient choisir le pays dans lequel ils vont demander l’asile. Or le règlement Dublin III, qui est applicable en Belgique, vise justement à éviter ce phénomène.

Tessa Wesmael, étudiante en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles, sous la supervision de Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, le 8 mars 2023.

Dans une interview donnée à la presse flamande (et répétée sur la chaîne de télévision VTM le lendemain), la secrétaire d’État a défendu sa politique en matière d’accueil des réfugiés notamment en regrettant que la Belgique doive accueillir tant de personnes migrantes, en comparaison avec un grand nombre d’autres pays européens. Elle dénonce alors le fait que “ aujourd’hui, les gens peuvent simplement choisir le pays où ils veulent demander l’asile. […] Ils passent d’un pays à l’autre et ce n’est pas acceptable” (traduction libre). Cet argument contredit cependant de manière assez flagrante le droit européen. 

Le règlement Dublin III est en effet un règlement du Parlement européen et du Conseil européen mis en place pour régir la manière dont les demandes d’asile sont traitées dans l’Union européenne (UE). 

Il s’applique dans les 26 pays de l’UE, ainsi qu’en Suisse, en Islande, en Norvège et au Liechtenstein, mais plus au Royaume-Uni depuis le 1er janvier 2021. Ce champ d’application géographique s’appelle plus communément “l’espace Dublin”. 

Ce règlement permet de déterminer quel État membre de l’UE sera responsable de chaque demande d’asile et d’énoncer les critères sur lesquels se baser pour prendre cette décision. Comme le souligne l’administration suisse, le règlement va également donner “à chaque requérant l’assurance que sa demande est bien examinée et qu’elle ne fait pas l’objet d’un examen dans deux États en même temps”. Cela permet d’éviter le phénomène de “l’Asylum shopping”, qui se produit lorsque les demandeurs d’asile se voient refuser leur demande dans un pays et décident alors de changer de pays pour réitérer leur demande. 

Malgré ses avantages, le règlement Dublin III pourrait bénéficier de quelques aménagements et d’une modernisation pour mieux faire face à la réalité actuelle. 

Dans la majorité des cas en effet, c’est le pays où le demandeur d’asile est arrivé en premier qui est responsable de sa demande, et cela pose des problèmes pratiques. Un très grand nombre de personnes migrantes arrivent en bateau dans le sud de l’Europe, et certains pays se retrouvent à gérer des demandes d’asile en quantités nettement supérieures à d’autres pays. Les pays qui sont accessibles en bateau par la Méditerranée sont particulièrement concernés par cet afflux : la Grèce, par exemple, appelle à la “solidarité européenne” pour faire face au surcroît de demandes d’asile. C’est ce que souligne Alexis Deswaef, avocat et vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains au micro de la RTBF : “C’est une norme totalement dépassée. À l’époque où le règlement a été établi, les candidats à l’asile arrivaient essentiellement en avion. Depuis, avec la sévérité accrue des contrôles dans les aéroports, cela a changé : ils entreprennent la route principalement par terre ou par la mer. Dès lors, le critère du pays d’arrivée pénalise les pays comme l’Italie, la Grèce et l’Espagne. Lors de la crise migratoire entre 2015 et 2016, l’Italie avait tiré la sonnette d’alarme, mais c’est resté lettre morte.” 

En conclusion, le règlement Dublin III ne permet donc pas de faire de “l’Asylum shopping”. Des exceptions existent évidemment (par exemple pour les mineurs ou les membres d’une même famille), mais nous sommes loin de ce que soutient Nicole de Moor. Elle ne peut pas faire de ces exceptions une généralité. Ses propos sont donc juridiquement erronés. 

Contactée par nos soins, Nicole De Moor a précisé qu’elle critiquait en réalité la mauvaise application du règlement de Dublin. S’il y a indéniablement des améliorations possibles à la mise en œuvre de ce règlement européen, les propos tenus dans les interviews surlignés n’évoquent en rien cette précision, et sont donc erronés. 

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L’Exécutif des Musulmans de Belgique a dénoncé une action “grossièrement inconstitutionnelle”

Le Monde, 8 octobre 2022

L’Exécutif des musulmans de Belgique conteste la décision du ministre belge de la justice, chargé des cultes, Vincent Van Quickenborne, de priver de sa reconnaissance officielle et de sa subvention l’organe représentatif du culte musulman, notamment en qualifiant cette décision de “grossièrement inconstitutionnelle”. Indéniablement, les questions posées par la décision du gouvernement restent nombreuses.

Ilias Amechrouk, étudiant en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // sous la supervision de Jogchum Vrielink et Pierre-Olivier de Broux, professeurs de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 9 décembre 2022.

La décision prise par le ministre de la Justice le 29 septembre 2022 est la conclusion d’échanges qui datent déjà de l’automne 2020, et de déclarations épinglées sur notre site en mars 2022. Le ministre de la Justice a maintenant formellement décidé de priver de reconnaissance l’organe représentatif du culte musulman, en rendant publics l’ensemble des motifs de sa décision et en suscitant des réactions outrées de la part des membres de l’Exécutif musulman de Belgique (EMB). 

Le retrait de la reconnaissance d’un organe représentatif d’un culte doit être sérieusement justifié 

Comme déjà expliqué, la reconnaissance de l’organe représentatif d’un culte n’est pas en soi un droit fondamental, mais les restrictions qui lui sont apportées doivent néanmoins être suffisamment justifiées en droit. Elles constituent en effet une atteinte à la liberté de la religion, qui est un droit garanti notamment par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme.  

Les justifications invoquées par la décision gouvernementale sont multiples. Premièrement, l’EMB prendrait “des mesures concrètes insuffisantes pour organiser effectivement des élections” pour son renouvellement, alors que les mandats de ses membres sont expirés depuis le 1er avril 2020. Deuxièmement, les élections annoncées par l’EMB ne garantiraient pas la représentativité et la légitimité requises. Dans un communiqué de presse préalable, le ministre de la Justice expliquait en effet que “à l’automne 2020, par exemple, la Sûreté de l’État a constaté qu’il était question d’ingérence étrangère. […] Malgré un conseil d’administration composé de 17 membres élus censés représenter les différents courants de la communauté musulmane, la gestion était de facto entre les mains de quelques individus […]. De ce fait, la communauté musulmane de notre pays ne dispose toujours pas de la représentation à laquelle elle a droit, ce qui entrave l’intégration des musulmans dans notre pays”. Troisième motif de la décision : il “existe de sérieux manquements et de graves dysfonctionnements dans le fonctionnement de l’Exécutif actuel”, ce qui serait confirmé par l’opposition de certains membres de l’EMB lui-même.  Les reproches concrets adressés à l’EMB ne sont cependant pas rendus publics. Le communiqué de presse du ministre les synthétise sous l’exigence d’un organe “inclusif, pluraliste, représentatif et transparent”. 

Conséquences de cette décision : des mesures de continuité pour assurer la reconnaissance des communautés religieuses locales par les entités fédérées, la désignation de conseillers en islam et d’enseignants en islam; mais surtout le gel de toute nouvelle subvention pour l’EMB. 

Le gouvernement ne convainc pas 

Au regard de cette motivation plus détaillée, il n’est donc pas si simple d’affirmer que le retrait de reconnaissance serait “grossièrement inconstitutionnel”. N’empêche : tant factuellement que juridiquement, les justifications du gouvernement soulèvent évidemment de nombreuses questions. Les faits sont-ils établis (malgré les préparatifs électoraux menés par l’EMB) ? Et si oui, ces motifs sont-ils suffisamment sérieux et graves pour justifier le retrait de reconnaissance ? 

En réalité, les restrictions ainsi portées à la liberté de religion sont surtout interpellantes par rapport aux exigences manifestement moins grandes du gouvernement à l’égard des autres cultes reconnus, comme nous l’avions déjà exposé. La mesure dans laquelle les représentants d’autres cultes peuvent être considérés comme “inclusifs”, “pluralistes” et “représentatifs” ne semble pas beaucoup mieux assurée. 

Ces restrictions ne sont par ailleurs pas expressément prévues par la loi, contrairement au prescrit de la Convention européenne des droits de l’homme. La loi ne règle en effet que la création d’un organe représentatif, qui est soumise à l’autorisation du roi : elle ne prévoit pas ce “retrait” de la reconnaissance.  

Le gouvernement doit également démontrer que les restrictions adoptées sont nécessaires par rapport à l’objectif qu’il poursuit. Il aurait donc dû se souvenir d’une situation similaire antérieure, qui l’avait conduit à suspendre le subside de l’EMB, sans lui retirer sa reconnaissance. La nécessité n’est donc pas facile à démontrer en l’espèce. A tout le moins une mesure moins attentatoire à la liberté de religion, et poursuivant le même objectif, semble donc possible. 

Une demande de suspension a déjà été introduite en justice contre la décision de retrait de reconnaissance. Cependant, le Conseil d’État a jugé irrecevable la demande, l’EMB n’étant pas lui-même directement parti au litige, alors qu’il est le seul concerné par la décision, selon le juge administratif. C’est néanmoins indéniablement au juge qu’il appartient désormais de trancher le litige, au vu des épineuses questions soulevées par la décision et au vu de l’atteinte à la liberté du culte musulman qu’elle provoque. 

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Le traité belgo-iranien est-il “taillé sur mesure” pour opérer le transfèrement d’Assadollah Assadi vers l’Iran, en échange du retour de l’otage belge Olivier Vandecasteele ?  

Le traité belgo-iranien organisant le transfèrement est-il "taillé sur mesure" pour échanger Assadollah Assadi, diplomate iranien reconnu coupable de terrorisme par la justice belge, et Olivier Vandecasteele, travailleur humanitaire belge retenu en otage en Iran ?

Cathy Bodson, étudiante en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // sous la supervision de Christine Guillain, professeure à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, le 15 novembre 2022.

À la Chambre des représentants, certains députés ont critiqué le projet de loi visant à ratifier le traité belgo-iranien de transfèrement des condamnés. Il semblerait que ce traité soittaillé sur mesure” pour échanger Assadollah Assadi, diplomate iranien reconnu coupable de terrorisme par la justice belge, et Olivier Vandecasteele, travailleur humanitaire belge retenu en Iran. Or, la procédure de transfèrement ne vise pas à échanger des personnes condamnées, mais à favoriser la réinsertion sociale de celles-ci dans leur pays d’origine. 

Le 20 juillet 2022, la Belgique adoptait la loi portant assentiment au traité belgo-iranien organisant le transfèrement de personnes condamnées entre les deux pays. Quelques semaines plus tard, c’est le parlement iranien qui approuvait ce même texte, avant une ratification par le Président de la République, Ebrahim Raïssi, le 13 novembre dernier. Le traité permet qu’un détenu iranien, incarcéré dans une prison belge, puisse retourner en Iran pour exécuter sa peine et vice-versa. 

En Belgique, les débats à la Chambre des représentants ont soulevé l’objectif sous-tendu par la procédure de transfèrement : alors que la mesure vise à favoriser la réinsertion de la personne transférée, n’y a-t-il pas un risque d’instrumentalisation aux fins d’échanger des détenus entre les deux pays ? 

Mais le transfèrement interétatique, c’est quoi ? 

C’est une procédure, encadrée par une convention du Conseil de l’Europe de 1983, permettant à une personne condamnée dans un État A (appelé “État de condamnation”) à être transférée vers un État B (dit “État d’exécution”) pour y exécuter sa peine. Elle doit faire l’objet d’un accord entre les États concernés, notamment par le biais d’un traité bilatéral, comme cela est prévu par la loi belge du 23 mai 1990 

En outre, le transfèrement n’est pas un droit, mais une faculté accordée suite soit à la demande du détenu, soit à la requête d’un des deux États concernés souhaitant le transfèrement, procédure qui nécessite en principe le consentement de la personne condamnée.   

Et quel est son objectif ?  

Tout comme la convention de 1983, la décision-cadre du Conseil de l’Europe de 2008 précise que le transfèrement permet à un État “de reconnaître le jugement et d’exécuter la condamnation ” d’un autre État, “en vue de faciliter la réinsertion sociale de la personne condamnée”.  

L’objectif est donc bien de permettre à la personne condamnée d’exécuter sa peine dans son pays d’origine (ou de résidence), dans le but de favoriser sa réinsertion sociale. Dès lors, comme le précisent Suliane Neveu (UCLouvain) et Biagio Zammitto (SPF Justice), “la réhabilitation du condamné devrait être la seule préoccupation des autorités lorsqu’elles prennent une décision quant au transfert interétatique”. 

Le contexte particulier du traité belgo-iranien 

Le projet de loi portant assentiment au traité belgo-iranien a été déposé au Parlement dans un contexte particulier. D’un côté, Assadollah Assadi, de nationalité iranienne, a été jugé coupable de terrorisme par le tribunal d’Anvers et est incarcéré en Belgique depuis 2021. De l’autre côté, Oliver Vandecasteele, de nationalité belge, est retenu en Iran depuis plus de huit mois. Les raisons de son arrestation restent inconnues et aucune charge ne semble peser contre lui.  

Selon l’avocat Georges-Henri Beauthier, ce traité serait “un tour de passe-passe pour faire libérer Assadi” (Le Monde, International, 22 juillet 2022, p. 7), une sorte de monnaie échange pour obtenir la libération d’Olivier Vandecasteele, ce que le ministre de la Justice, Vincent van Quickenborne, confirme en soulignant la pression que semble subir la Belgique par l’Iran, qui détériorerait “la sécurité de nos intérêts (…) de manière systématique”. Ajoutons que Vandecasteele n’a pas été condamné par la justice iranienne, de sorte qu’il n’est pas éligible au transfèrement (article 3 du traité), mais pourrait simplement être libéré, ce qui sous-tend l’aspect politique des échanges interétatiques.

Ce “tour de passe-passe” a été notamment dénoncé par le Conseil national de la résistance iranienne (CNRI), un collectif de belgo-iraniens opposés au régime en place en Iran, qui a obtenu, devant la justice belge, l’interdiction de transférer Assadollah Assadi vers l’Iran. Le tribunal de première instance de Bruxelles vient de lever cette interdiction. Si le jugement est frappé d’appel, celui-ci n’est pas suspensif. 

D’autres, comme le député Georges Dallemagne (Les Engagés) ou la NVA, craignent, en cas de transfèrement vers l’Iran, qu’Assadollah Assadi ne purge pas le reste de sa peine. Le droit leur donne raison puisque l’article 13 du traité belgo-iranien précise que “chaque Partie peut accorder la grâce, l’amnistie ou la commutation de la condamnation conformément à sa Constitution ou à ses autres dispositions légales”. Le même libellé est repris à la Convention du Conseil de l’Europe, en son article 12. 

En conclusion  

Le transfèrement interétatique de personnes condamnées peut constituer une arme redoutable lorsque des intérêts nationaux sont en jeu. Certains politiciens n’ont pas hésité à qualifier l’attitude de l’Iran de “chantage odieux” en faisant pression sur le gouvernement belge pour obtenir le transfèrement d’Assadollah Assadi en échange de la libération d’Olivier Vandecasteele. Ce contexte politique particulier aurait justifié l’urgence d’adopter la loi du 20 juillet 2022 portant assentiment au traité belgo-iranien. Cette loi fait actuellement l’objet d’un recours en annulation et en suspension devant la Cour constitutionnelle. 

Reste à voir si les garanties offertes par le droit belge et européen seront suffisantes pour respecter l’Etat de droit.

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L’instabilité gouvernementale au Royaume-Uni est-elle inédite ?

Lizz Truss aura quitté Downing Street après 49 jours au pouvoir seulement, sous le regard atterré des commentateurs politiques du monde entier. Mais l’instabilité allègrement qualifiée d’”inédite” par nombre de ces mêmes commentateurs est-elle vraiment si rare ?

Aurélien Antoine, professeur de droit public à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Directeur de l’Observatoire du Brexit, auteur de “Le Brexit. Une histoire anglaise“, Dalloz, 2020 et de “Droit constitutionnel britannique”, LGDJ, 3e éd., à paraître

Avec trois Premiers ministres en quatre mois, le Royaume-Uni connaît une instabilité qui a souvent été présentée comme inédite dans l’histoire. The Economist a même saisi l’occasion pour caricaturer les attributs de l’allégorie de la nation britannique, Britannia, dans sa Une du 20 octobre : au trident se substitue une fourchette sur laquelle sont enroulés des spaghettis et le bouclier est remplacé par une pizza. Cette évocation d’un Royaume-Uni en Britaly n’a pas plu à l’ambassadeur de l’Italie à Londres, mais elle est révélatrice de la crainte d’une partie des observateurs de la vie institutionnelle d’outre-Manche que l’instabilité gouvernementale devienne endémique.

DU BIPARTISME À UN PAYSAGE PARTISAN FRACTURÉ

Plusieurs évolutions constatées ces dernières années laissent effectivement penser qu’il pourrait être plus fréquent de voir les gouvernements se succéder à des intervalles brefs. Il y a d’abord une raison exogène au parti conservateur. Le paysage partisan s’est fracturé au point que, depuis 2010, seul Boris Johnson est parvenu à se reposer sur une majorité tory classique. De 2010 à 2015, les conservateurs ont dû conclure un accord de coalition avec les libéraux-démocrates. De 2015 à 2016, si David Cameron a bénéficié d’une majorité sans devoir s’appuyer sur un parti tiers, c’est parce que la formation anti-Union européenne, le UKIP, avait accepté de retirer des candidats à la suite de la promesse du Premier ministre d’organiser un référendum sur l’adhésion du Royaume-Uni à l’UE. De 2017 à 2019, Theresa May n’a pas gagné son pari de la dissolution et a dû composer avec le parti unioniste nord-irlandais, le DUP. Cette petite formation contribua grandement à la chute de la Première ministre. Il appartient aux chercheurs en science politique d’expliquer les motifs précis de cette fracturation, mais l’un d’entre eux est incontestablement le recul des partis conservateur et travailliste en Écosse où les nationalistes du Scottish National Party n’ont cessé d’asseoir leur emprise sur la nation septentrionale de la Grande-Bretagne. Depuis 2015, le SNP détient une très large majorité des sièges écossais à la Chambre des Communes (48 sur 59 en 2019, après un record en 2015 avec 56 élus). Solidement installé comme troisième force politique à Westminster, ce parti n’a vocation à s’allier ou apporter son soutien à aucun gouvernement, que ce soit à droite ou à gauche.

UN PARTI TORY DEVENU ATTRAPE-TOUT

L’autre motif est intrinsèquement lié au parti tory. Bien qu’il ait rarement été une formation politique dotée d’une ligne doctrinale unique, la capacité de plusieurs de ses leaders à réaliser une espèce de synthèse ou à mettre au pas les oppositions internes a souvent permis de préserver l’unité, même de façade. Lorsqu’elle a volé en éclat, les électeurs ont sanctionné les tories. En 2019, après les dissensions majeures qui ont nourri une crise politique intense directement liée au Brexit, Boris Johnson semblait enfin avoir trouvé le moyen de les surmonter. Après avoir conclu un accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE avec les négociateurs européens qui a rassuré les Brexiters, il a multiplié les promesses à destination des classes populaires du nord de l’Angleterre (avec le projet de levelling up qui vise à réduire les inégalités territoriales par un investissement public accru dans les régions plus défavorisées). Le Premier ministre parvint ainsi à satisfaire aussi bien l’aile droite que modérée du parti. Son large succès aux élections de 2019 lui permit de récolter les fruits de cette ligne programmatique. Plusieurs journalistes n’ont pas hésité à affirmer, à l’époque, qu’il pourrait se maintenir au 10 Downing Street une décennie tant cette synthèse, malgré sa superficialité, était de prime abord séduisante pour réunir le parti et attirer un nombre important d’électeurs.

Malheureusement pour les conservateurs, le comportement de Boris Johnson a eu raison d’une période de stabilité annoncée avec un peu trop de précipitation. En effet, entre la radicalité des thuriféraires de Margaret Thatcher (qui ont marqué les esprits en 2012 par la publication d’un opuscule néo-conservateur, Britannia Unchained), l’orientation interventionniste défendue par les élus du « mur rouge » anciennement travailliste du nord de l’Angleterre, et l’europhilie de quelques membres du Parlement, il semblait improbable que l’unité soit durable. Le traumatisme de l’année 2019 a laissé des traces et si le Brexit n’est plus au cœur des débats outre-Manche, il est devenu, à l’instar de l’adhésion aux Communautés européennes en 1972, une cause de discorde refoulée, mais bien présente.

DES TURPITUDES DE PREMIERS MINISTRES QUI N’ARRANGENT RIEN

Cependant, ce qui a conduit Boris Johnson, puis Liz Truss à la démission n’a pas vraiment de rapport avec le Brexit. Dans les deux cas, c’est leur manque de respect à l’égard de quelques principes essentiels du droit constitutionnel britannique qui a précipité leur chute. Boris Johnson a dû se retirer parce qu’il avait enfreint à plusieurs reprises les règles que son propre gouvernement avait édictées pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Son attitude fait toujours l’objet d’une enquête parlementaire aux Communes et prouve à quel point ces atteintes répétées au droit (qui ne se limitent d’ailleurs pas aux mesures de confinement, mais concernent également les accords conclus avec l’UE) sapent le principe de rule of law – que l’on peut traduire par prééminence du droit – qui est central dans le fonctionnement de la démocratie parlementaire britannique.

Quant à Liz Truss, outre le fait que son programme contradictoire et dogmatique n’était pas tenable dans le contexte économique actuel, la rupture brutale avec certains des engagements du parti en 2019 qu’elle a soutenue a directement violé un usage d’éthique politique qui veut que le gouvernement soit lié par les promesses que le parti dont il est issu a faites aux électeurs dans le manifesto. Le succès de Rishi Sunak doit être compris comme un retour à une ligne plus en phase avec le programme de 2019. Toutefois, s’il devait à son tour trop s’en écarter, un problème de légitimité se poserait de nouveau.

Les changements rapides de Premiers ministres ont déjà émaillé l’histoire institutionnelle britannique. Après 1945, l’instabilité reste cependant relative. Entre début avril 1955 et janvier 1957, trois Premiers ministres se succèdent : Churchill, Eden et MacMillan. Plus marquants fut les cabinets de Baldwin (tory) et MacDonald (Labour) qui actaient, entre mai 1923 et novembre 1924, l’avènement du bipartisme entre conservateurs et travaillistes au détriment des libéraux. Au XIXe siècle, les ministères brefs ne sont pas rares et concernent les plus grandes personnalités de l’époque. Wellington en 1834 (22 jours, mais il ne comptait pas être Premier ministre et accepta de l’être dans l’attente du retour de Robert Peel alors en vacances familiales en Italie), Peel en 1835 (120 jours), ou Disraeli en 1868 (279 jours) en feront l’expérience. Dans tous les cas, les cabinets sont fragilisés par l’absence d’une majorité stable aux Communes ou en raison de la mauvaise gestion d’un dossier (comme la guerre de Suez par Anthony Eden). L’accalmie est souvent passée par l’appel aux urnes, tout comme en 1924 ou encore en 2019. En 2022, la situation de crise politique a ceci de préoccupant que les conservateurs en sont en partie responsables, qu’ils refusent de revenir devant les électeurs sous prétexte de la gravité du contexte économique, et que les prochaines élections devraient se tenir en principe en janvier 2025.

VERS DE NOUVELLES ÉVOLUTIONS CONSTITUTIONNELLES ?

L’instabilité actuelle a, par certains aspects, quelque chose d’inédit, mais une question plus fondamentale se pose. Serait-elle annonciatrice d’un changement profond de la vie politique britannique qui aurait un fort impact sur les institutions ? Le recul du bipartisme, le progrès de la décentralisation, l’émergence d’une forme de fédéralisme avec l’Écosse, et la suspicion des citoyens à l’égard des institutions londoniennes sont susceptibles de provoquer des évolutions plus radicales afin que ces nouvelles réalités soient prises en compte : l’autonomie accrue des nations celtes (voire leur sortie du Royaume-Uni) ou la transformation d’institutions comme la Chambre des Lords, sont fréquemment évoquées dans les débats politiques depuis plusieurs décennies. La formalisation des règles constitutionnelles est également une constante de discussions entre constitutionnalistes en vue de clarifier les rapports entre les pouvoirs et de les moderniser. Ce n’est certainement pas une solution miracle aux problèmes actuels du Royaume-Uni, mais la récurrence du thème de la réforme constitutionnelle prouve que le régime parlementaire britannique, malgré sa résilience, est mis à rude épreuve par la pratique du pouvoir des conservateurs.

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Selon Josep Borrell, “toute attaque nucléaire de la Russie contre l’Ukraine entraînera une réponse militaire des Occidentaux” 

La Libre, 17 octobre 2022

Suite aux menaces répétées de recours aux armes nucléaires, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a affirmé que toute attaque nucléaire russe entraînerait une “réponse militaire des Occidentaux”. Or, l’Union européenne, pas plus que son Haut représentant, n’ont de compétences en matière de conflits armés.

Lucia Naredo, étudiante en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // Timothée Ceurremans, assistant de droit européen, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 7 novembre 2022

La représentation extérieure de l’Union européenne (Union) est un vrai casse-tête juridique. Alors que le Traité sur l’Union européenne (le “TUE“) prévoit que le président du Conseil européen (actuellement Charles Michel) assure « la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (la “PESC”), sans préjudice des attributions du Haut représentant des affaires étrangères et de la politique de sécurité », le même texte prévoit que le Haut représentant représente l’UE pour la PESC et conduit le dialogue politique avec les pays tiers. Ainsi, le TUE laisse une place prédominante aux dynamiques de pouvoir entre dirigeants européens et, en particulier, celles émergeant entre le Président du Conseil européen et le Haut représentant.   

Dans cette mesure, lorsque Josep Borrell affirme que « toute attaque nucléaire contre l’Ukraine entraînera une réponse, pas une réponse nucléaire, mais une réponse militaire si puissante que l’armée russe sera anéantie », il ne dépasse pas nécessairement le cadre de ses compétences, dans la mesure où son message n’implique aucune décision juridiquement contraignante et consiste plutôt en un dialogue politique avec les pays tiers 

En revanche, le Haut représentant de l’Union européenne ne dispose d’aucune base légale pour adopter une décision engageant les forces armées européennes contre l’armée russe en Ukraine. En effet, l’Union européenne – par la voie de son Conseil des Affaires étrangères qui doit statuer à l’unanimité – ne peut intervenir en dehors de son territoire qu’aux fins d’assurer des opérations de maintien de la paix, à prévenir les conflits ou à renforcer la sécurité internationale. Force est de constater qu’une intervention de la nature dont parle Borrell dépasserait le cadre des missions déjà entreprises sur la base de ces dispositions, qui visent principalement la prévention des conflits et le maintien de la paix par le biais d’assistance et de formation militaire. Le recours à la force militaire – antithèse de l’ambition pacificatrice animant l’intégration européenne – n’est même pas envisagé par les Traités.  L’UE ne pourrait donc pas intervenir en Ukraine comme Josep Borrell l’entend, ce dernier n’ayant ni la base juridique, ni les moyens ou l’opérabilité nécessaire.  

En proférant des menaces envers la Russie, Josep Borrell ne fait cependant pas uniquement référence à l’Union, mais également aux Occidentaux, en incluant l’OTAN et les États-Unis qui disposent de davantage de moyens pour « anéantir l’armée russe ». Sur ce point, le TUE rappelle que l’OTAN est le fondement de la défense collective des États-Membres et de sa mise en œuvre, créant par-là une complémentarité implicite avec le Traité de l’Atlantique-Nord. Complémentarité rappelée, au demeurant, très explicitement dans la récente « Boussole stratégique » de l’UE  qui concerne la stratégie de l’UE en matière de défense. C’est donc l’OTAN seule qui peut décider d’intervenir en Russie. 

Contacté par nos soins, Josep Borrell n’a pas répondu à nos sollicitations. 

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La Belgique condamnée en matière d’euthanasie

En ce qu’elles touchent à la fin de vie, les questions relatives à l’euthanasie sont sensibles et font l'objet de vifs débats, tant en Belgique qu'en France. A quelques jours d’intervalle, la Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour constitutionnelle, ravivant en France le débat sur l'euthanasie.

Christine Guillain, professeure de droit pénal, Université Saint-Louis Bruxelles // Amadou Barry et Lucia Naredo, étudiants en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 31 octobre 2022

La loi belge du 22 mai 2002 décriminalise partiellement l’euthanasie en prévoyant que “le médecin qui pratique une euthanasie ne commet pas d’infraction s’il s’est assuré” qu’il respecte un certain nombre de conditions. En France, c’est l’avis rendu par le Comité consultatif national d’éthique français du 13 septembre 2022 sur les questions éthiques relatives à la fin de vie qui vient de relancer le débat de la dépénalisation de l’aide active à mourir. La condamnation de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme (“la CEDH”) ce 4 octobre 2022, puis l’inconstitutionnalité soulevée par la Cour constitutionnelle le 20 octobre 2022 ne pouvaient donc pas passer inaperçues. L’arrêt de la CEDH a été relayé par les médias belges et français, ainsi que par plusieurs associations françaises. On a notamment pu y lire que la CEDH “condamne les ‘défaillances’ de la loi belge” ou que la “Cour valide la loi belge relative à l’euthanasie” (ici). Que faut-il en penser ?

La CEDH n’a pas vocation à valider une loi nationale, mais uniquement à juger de sa conformité avec le prescrit de la Convention européenne des droits de l’homme, dans le cas spécifique qui lui est soumis.  Lors de l’euthanasie soumise à la Cour, deux contrôles ont eu lieu pour vérifier si cette euthanasie avait été pratiquée conformément à la loi : le contrôle automatique effectué par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, puis l’enquête pénale ouverte à la suite de la plainte déposée par le fils de la personne euthanasiée. La CEDH constate alors que la procédure prévue par la loi belge n’a pas empêché le médecin qui a pratiqué l’euthanasie de siéger dans la Commission et de voter sur la question de savoir si ses propres actes étaient compatibles avec les exigences matérielles et procédurales du droit interne. Par conséquent, et tenant compte du rôle crucial joué par la Commission dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, la Cour estime que le système de contrôle établi en l’espèce n’assurait pas son indépendance. Par ailleurs, eu égard à l’absence de devoirs entrepris au cours de la première enquête, l’enquête pénale n’a pas satisfait à l’exigence de promptitude requise par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Quelques jours plus tard, la Cour constitutionnelle a considéré, quant à elle, que la loi relative à l’euthanasie était discriminatoire (violation des articles 10 et 11 de la Constitution), dans la mesure où elle prévoit une peine identique quelle que soit l’importance du comportement illégal commis par le médecin qui pratique l’euthanasie. En effet, le médecin qui ne respecte pas les conditions de forme (par exemple en ne transmettant pas à temps les documents à la commission fédérale de contrôle et d’évaluation) encourt les mêmes peines (soit la réclusion à perpétuité pour empoisonnement prévue par le Code pénal) que le médecin qui enfreint les conditions de fond (pas d’alternatives proposées au patient, pas de constat que le patient se trouve dans un état de souffrance irréversible, …). Selon la Cour constitutionnelle, “l’obligation positive incombant au législateur de prévoir des garanties efficaces en vue de prévenir les abus lorsqu’une euthanasie est pratiquée ne va pas jusqu’à nécessiter un système de sanctions à ce point sévère. Un tel système de sanctions a des effets disproportionnés au regard de l’objectif du législateur consistant à veiller à ce que le médecin concerné respecte strictement les conditions et procédures légales”. 

Conclusion : Si l’État belge est condamné tant par la CEDH que par la Cour constitutionnelle, la loi belge relative à l’euthanasie n’est nullement remise en cause. C’est ce que disent en substance tant la CEDH que la Cour constitutionnelle. 

La CEDH précise ainsi que le droit à la vie ne saurait être interprété comme interdisant en soi la “dépénalisation” conditionnelle de l’euthanasie, mais qu’elle doit être encadrée par la mise en place de garanties adéquates et suffisantes visant à éviter les abus et, ainsi, à assurer le respect du droit à la vie. Et si la Cour constitutionnelle invite le législateur belge à modifier la loi, elle précise que son “constat d’inconstitutionnalité n’a par ailleurs aucune incidence sur la dépénalisation de l’euthanasie en tant que telle, lorsque les conditions et procédures prescrites par la loi du 28 mai 2002 ont été respectées”.

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Ursula Von Der Leyen avertit le futur gouvernement italien : l’Union européenne “dispose d’outils” si les choses prennent une “tournure difficile”

Euronews, 22 septembre 2022

Si l’Italie venait à adopter des lois non démocratiques, la Commission européenne seule pourrait difficilement agir. Ce sont principalement les États membres réunis au sein du Conseil qui pourraient suspendre le versement de fonds européens, mais les conditions pour aboutir à cette solution sont assez difficiles à réunir.

Auteur : Eliot Reffait, master de droit et contentieux de l’Union européenne, Université Paris-Panthéon-Assas Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Adressés à la probable future coalition italienne menée par Giorgia Meloni, la leader du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, ces propos de la présidente de la Commission européenne ont déclenché la colère d’une partie de la classe politique et de l’opinion publique italienne, et plus largement européenne. Ursula von der Leyen voulait ici mettre en garde contre une évolution non démocratique de l’Italie, en la menaçant de suspendre le versement de fonds européens. Prenant en exemple les cas de la Hongrie et de la Pologne, Ursula Von der Leyen a rappelé que l’Union européenne disposait d’instruments pour faire pression sur les États membres. Si l’Union européenne dispose effectivement d’instruments pour peser sur la politique menée par les États membres, leur mise en œuvre n’est pas si aisée.

L’analogie faite par la présidente de la Commission entre la coalition menée par Giorgia Meloni et les gouvernements polonais et hongrois repose sur certaines similitudes entre les discours et les programmes politiques. La cheffe du parti Fratelli d’Italia a en effet fait campagne sur la limitation de l’IVG, le refus du mariage pour les couples homosexuels, et la lutte contre l’immigration irrégulière, réaffirmant sa devise : “Dieu, patrie, famille”.

L’ARTICLE 7 DU TRAITÉ SUR L’UNION EUROPÉENNE, UN OUTIL QUI S’EST RÉVÉLÉ INEFFICACE

La mise en œuvre d’un programme en partie comparable en Hongrie, en y ajoutant une atteinte à l’indépendance de la justice et des médias, avait conduit les institutions européennes à utiliser le premier instrument prévu dans les traités européens (l’article 7 du Traité sur l’Union européenne). Il s’agit d’une procédure visant à faire face aux cas de non-respect des valeurs fondamentales de l’Union européenne par un État membre. Cette procédure n’a été engagée que deux fois, une première fois en 2017 contre le gouvernement polonais, puis en 2018 contre le gouvernement hongrois. Dans les deux cas, la première étape de la procédure n’a jamais été franchie, en raison de blocages politiques, rendant l’utilisation de cet instrument peu probable dans un cas similaire à ceux de la Hongrie ou de la Pologne.

UN RÈGLEMENT POUR LUTTER CONTRE LES ATTEINTES AU BUDGET  DE L’UNION

En 2018, la Commission a donc élaboré un projet d’acte législatif afin de protéger l’État de droit, tout en contournant les blocages politiques. Le projet consistait à conditionner le versement de fonds européens aux États membres au respect de l’État de droit (indépendance de la justice, lutte contre la corruption, etc.). Ce projet a finalement été adopté par le Parlement européen et le Conseil – qui réunit les États membres – le 16 décembre 2020. La Cour de justice de l’Union européenne a eu l’occasion de préciser la nature du mécanisme prévu par le règlement. Selon la Cour, via le budget commun de l’Union, c’est le principe de solidarité qui est mis en œuvre. Ce principe de solidarité repose sur la confiance mutuelle entre les États membres. Or, la bonne utilisation du budget peut être compromise par une violation de l’État de droit commise dans un État membre, ce qui fausserait la confiance mutuelle. Pour assurer cette confiance et cette solidarité, il faut s’assurer que les États membres de l’Union respectent les règles du jeu de l’État de droit.

Si la Commission européenne veut faire usage de cette “loi” européenne, l’Italie pourrait se voir suspendre les fonds du budget de l’Union en raison d’atteintes à l’État de droit. Pour ce faire, il faudrait, dans un premier temps, que le programme de Fratelli d’Italia soit effectivement mis en œuvre. Dans un second temps, il faudrait que cette mise en œuvre passe par des réformes contraires à l’État de droit tel que le règlement européen le définit, comme par exemple des atteintes au fonctionnement du pouvoir judiciaire.

Enfin, il faudrait que la Commission soit à même de démontrer que ces éventuelles violations de l’Etat de droit ont un effet négatif sur l’utilisation des fonds européens. Par exemple, si la majorité au pouvoir affaiblit le pouvoir des juges pour enquêter sur les faits de corruption, ce qui est en effet susceptible de grever le budget européen, qui doit servir à financer ce qui est prévu et non des activités illégales. Surtout, ce n’est pas la Commission européenne qui décide, mais le Conseil, c’est-à-dire les États membres, à la majorité.

Ursula von der Leyen peut donc menacer l’Italie, mais son pouvoir de nuisance est limité, soumis à la bonne volonté du Conseil et donc des États membres.

LA SUSPENSION POSSIBLE DES AIDES DU PLAN DE RELANCE

Parallèlement, l’Union a adopté un plan de relance inédit pour lutter contre les conséquences économiques de la crise sanitaire. Pour l’Italie, le plan prévoit le versement de 143 milliards d’euros, ce qui en fait le principal bénéficiaire. Au fur et à mesure de la mise en œuvre des réformes prévues, les fonds seront versés à la République italienne. Deux versements ont déjà été validés par la Commission, qui avait négocié avec l’ancien gouvernement présidé par Mario Draghi.

Mais si la coalition menée par Giorgia Meloni, pressentie pour prendre les rênes du gouvernement italien, appliquait son programme, il ne serait pas si aisé pour la Commission de suspendre les fonds. Il faudrait, pour cela, que le futur gouvernement italien ne mette pas en œuvre les mesures et réformes prévues par les étapes du plan de relance. Or si la leader d’extrême droite a déclaré pendant sa campagne qu’elle souhaitait renégocier les termes du plan d’aide avec Bruxelles, elle a aussi laissé entendre qu’elle ne mettrait pas en danger le versement de cette aide.

La Commission dispose de moyens limités, et qui sont surtout entre les mains des États membres au sein du Conseil.

Contactée, la Commission n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

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Le Conseil de l’Europe veut interdire de dire à ses enfants de filer dans leur chambre

Tweet d’Annika Bruna, députée RN au Parlement européen, 10 octobre 2022

C’est sur la base d’un simple dépliant du Conseil de l’Europe, qu’une députée européenne (donc de l’Union européenne qui n’a rien à voir), tweete une contre-vérité juridique. Le Conseil de l’Europe n’a aucun pouvoir contraignant en matière familiale…

Autrice : Tania Racho, docteure en droit européen, chercheuse associée à l’IEDP, Université Paris-Saclay Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Le 10 octobre 2022, Annika Bruna, députée européenne (RN) déclare que “Le Conseil de l’Europe s’apprête à interdire aux parents de dire à leurs enfants “file dans ta chambre” ou “au coin”. Cette intrusion constante dans l’éducation des enfants dénie tout rôle pédagogique aux parents”.

Une vague de protestation a envahi les médias et les politiques à l’égard du Conseil de l’Europe, probablement confondu une fois de plus avec l’Union européenne. Cette organisation européenne ne peut rien interdire : elle ne produit pas de normes contraignantes. Il y a parfois des recommandations de son Comité des ministres ou des résolutions de l’Assemblée parlementaire mais jamais de contrainte.

UN SIMPLE DÉPLIANT NE FAIT PAS LOI !

Reste à savoir pourquoi cette crainte a été partagée de nombreuses fois alors qu’elle est fausse. En réalité, il existe une brochure du Conseil de l’Europe sur le concept d’éducation positive, datant de 2008. Des associations qui souhaitent que le Conseil de l’Europe revoit sa position sur le “time out”, qui consiste à punir les enfants en les envoyant dans leur chambre, ont écrit à ce sujet au service des droits des enfants du Conseil de l’Europe. Ces derniers confirment simplement qu’ils souhaitent mettre à jour la brochure sans apporter davantage d’indications de positionnement sur cette position, comme le souligne un article du média Le Bien Public.

Les erreurs d’interprétation des positions du Conseil de l’Europe sont récurrentes, surtout lorsqu’elles concernent les enfants. En 2015, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe avait estimé que la France ne respectait pas ses engagements liés à la Charte sociale européenne, en n’interdisant pas la fessée. Une fois encore, la rumeur avait circulé, attribuant cette interdiction à l’Union européenne.

Contactée, Annika Bruna n’a pas répondu à nos sollicitations.


Cet article a été rédigé dans le cadre d’un événement organisé le jeudi 13 octobre, avec le soutien de l’OTAN, pour former les lecteurs des Surligneurs à la lutte contre la désinformation dans le domaine du droit.

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Giorgia Meloni défend l’idée d’un “blocus maritime” dans le cadre de la politique d’immigration que propose son parti Fratelli d’Italia, arrivé en tête des dernières élections italiennes

Info Migrants, 27 septembre 2022

Au risque de nous répéter, le droit international interdit de refouler un navire en difficulté, et s’il est intercepté, il doit être mené vers un port sûr le plus proche. Mais pour créer un "blocus maritime" autour des côtes libyennes afin d’empêcher les navires de migrants de partir, avec l’aide de policiers européens, il faut que la Libye y consente.

Autrice : Tania Racho, docteure en droit européen, Université Paris-Panthéon-Assas, chercheuse associée à l’IEDP, Université Paris-Saclay Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

“Je ne me lasserai jamais de le répéter : la seule façon d’arrêter l’immigration clandestine est le blocus maritime, c’est-à-dire une mission européenne en accord avec les autorités nord-africaines. Il n’y a que comme ça qu’on pourra mettre un terme aux départs illégaux vers l’Italie et à la tragédie des morts en mer”, avait-elle posté, le 28 août, sur son compte Instagram.

Que veut dire blocus maritime” ? Cela peut être soit empêcher les départs depuis la Libye notamment, soit interdire les arrivées en Italie. Dans les deux cas, ce sera difficile.

IMPOSSIBLE DE REFOULER UN BATEAU EN DIFFICULTÉ QUI DOIT ACCOSTER 

La question du débarquement des bateaux est également une question tendue pour l’Italie, qui est souvent le plus proche géographiquement de leur lieu de départ. Or, le droit international interdit de refouler un navire en difficulté.

La proximité d’un port n’est pas le seul critère : les États doivent assurer un débarquement dans les meilleurs délais raisonnablement possibles”  et “en lieu sûr” . Comme nous l’avions déjà expliqué, le droit international définit le lieu sûr de débarquement comme un port où  la vie et la sécurité des personnes n’est plus menacée, et où leurs besoins et droits fondamentaux sont respectés. Dans ces conditions, le retour des migrants à leur port de départ en Libye peut être considéré comme illicite (c’est-à-dire contraire au droit international) compte tenu des risques que les passagers encourent (maltraitance notamment).

DIFFICILE POUR UNE MISSION EUROPÉENNE D’EMPÊCHER LES DÉPARTS IRRÉGULIERS 

Le blocus maritime pourrait aussi signifier, dans la pensée de Giorgia Meloni, que les bateaux sont empêchés de partir par les autorités libyennes et qu’une mission européenne pourrait accompagner ces autorités.

D’une part, l’Union européenne finance déjà les gardes-côte libyens depuis 2016, ce qui a d’ailleurs donné lieu à une résolution des députés européens s’opposant à ce financement en 2020, sans succès. Il est tout à fait possible de prévoir davantage de financement mais pas des agents européens. Ces derniers n’auraient en effet aucune autorité pour intervenir dans les eaux libyennes, sauf si la Libye elle-même y consentait par une loi spéciale.

Contactée, Giorgia Meloni n’a pas répondu à nos sollicitations.


Cet article a été rédigé dans le cadre d’un événement organisé le jeudi 13 octobre, avec le soutien de l’OTAN, pour former les lecteurs des Surligneurs à la lutte contre la désinformation dans le domaine du droit.

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Le fédéral “devrait pouvoir obliger les Wallons à apprendre le néerlandais”, s’indigne Sammy Mahdi

La Libre, 10 mai 2022

L'enseignement, en ce compris l'apprentissage des langues, est une compétence attribuée aux Communautés par la Constitution. L’État fédéral n'est donc pas compétent pour légiférer en la matière. Pour donner suite à la proposition de Sammy Mahdi, il faudrait réviser la Constitution. Or une telle révision paraît très peu probable, tant sur le plan juridique que politique. Plutôt que de réviser la Constitution, la Communauté française pourrait elle-même intervenir afin d'imposer l'apprentissage du néerlandais aux élèves wallons.

Matthieu Nève de Mévergnies et Linda Draoui, étudiants en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // sous la supervision de Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 30 mai 2022.

Lors d’un entretien accordé à la Libre, Sammy Mahdi (CD&V), secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, a déclaré qu’il était de la responsabilité du pouvoir fédéral d’imposer aux élèves wallons l’apprentissage du néerlandais. “Apprendre le néerlandais n’est pas obligatoire dans l’enseignement francophone : c’est scandaleux, un manque total de respect”, affirme Sammy Mahdi. “Le pouvoir fédéral devrait pouvoir obliger les Wallons à l’apprendre”. En effet, au nord du pays, le français est enseigné de manière obligatoire, alors qu’au sud, l’apprentissage du néerlandais n’est pas imposé. Or, il s’avère qu’en Wallonie seulement un élève sur trois choisit d’apprendre la deuxième langue nationale, les autres préférant, pour la plupart, l’anglais.

L’APPRENTISSAGE DES LANGUES EST UNE COMPÉTENCE DES COMMUNAUTÉS

En 1970, la Constitution attribue la compétence de l’enseignement aux Communautés française, flamande et germanophone. Dès lors, le pouvoir fédéral se voit dans l’interdiction de légiférer en la matière, sauf en ce qui concerne l’obligation scolaire et les conditions minimales pour la délivrance des diplômes. Autrement dit, l’apprentissage des langues relève de la compétence exclusive des communautés.

Du côté francophone, un décret permet effectivement de choisir, dans la plupart des communes wallonnes, entre l’enseignement du néerlandais ou d’une autre langue moderne, à savoir l’anglais ou l’allemand. En Communauté flamande, c’est également un décret qui régit l’apprentissage des langues, mais ce décret impose l’apprentissage du français aux élèves néerlandophones.

La comparaison est limpide : là où la Flandre impose à tous l’apprentissage du français, la majorité des élèves wallons peut choisir de ne pas apprendre le néerlandais. Seuls les élèves d’une poignée de communes en Wallonie (Comines-Warneton, Mouscron, Flobecq et Enghien) sont tenus de suivre des cours de néerlandais, vu les “facilités” linguistiques dont bénéficient ces communes. Les élèves bruxellois francophones sont également obligés de suivre des cours de néerlandais.

DONC POUR PERMETTRE L’INTERVENTION DE L’ÉTAT FÉDÉRAL, IL FAUT MODIFIER LA CONSTITUTION

Pour mettre en œuvre la proposition de Sammy Mahdi et permettre au fédéral d’imposer aux francophones l’apprentissage du néerlandais, il faut réviser la Constitution. Mais pour ce faire, il faut impérativement que les articles de celle-ci aient été préalablement déclarés “ouverts à la révision”, ce qui implique que le parlement et le gouvernement adoptent une liste d’articles qu’ils souhaitent réviser (ceux ayant trait à l’enseignement), et que des nouvelles élections fédérales aient lieu. Les députés fraîchement élus pourront alors se prononcer sur une éventuelle modification des articles révisables, et ce à la majorité des ⅔ des députés et des sénateurs. Autrement dit, attribuer la compétence de l’apprentissage des langues au pouvoir fédéral est juridiquement très difficile à réaliser.

La particularité d’une telle révision, c’est qu’elle rendrait à l’Etat fédéral une compétence transférée depuis la première réforme de l’Etat, en 1970. En droit constitutionnel belge, jamais une compétence n’a été rendue à l’Etat fédéral. Les transferts de compétence ont toujours été adoptés au profit des Communautés et des Régions. De plus, la compétence relative à l’enseignement est une des plus anciennes à avoir été transférée. La proposition faite par Sammy Mahdi est donc, en plus d’être juridiquement difficile, également très improbable sur le plan politique.

On peut donc douter du caractère réaliste de la proposition de Sammy Mahdi. Pour que les francophones apprennent le néerlandais, il vaut mieux que la Communauté française elle-même modifie sa législation, en imposant aux francophones l’apprentissage du néerlandais. C’est d’ailleurs dans ce sens que les principaux partis politiques francophones – le MR, le PS, Ecolo et le PTB – se sont prononcés récemment. Or, ces groupes politiques disposent d’une large majorité au Parlement de la Communauté française… Alors, qu’attendent-ils pour demander cette modification ?

Contacté par nos soins, Sammy Mahdi partage l’analyse juridique. “Le secrétaire d’Etat n’a pas non plus la volonté de refédéraliser [l’apprentissage des langues]. Son intervention était purement politique, dans le sens qu’il a voulu partager son point de vue. Mais cela reste bel et bien la compétence de la Communauté française.”

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La loi sur les services numériques (DSA) : un accord européen trouvé pour lutter contre la désinformation

Le législateur européen a trouvé un accord sur une version finale d’un texte majeur qui doit permettre d’ici 2024 de mieux réguler internet et les grandes plateformes.

Vincent Arnaud, juriste// Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay, 28 avril 2022.

Le législateur européen a trouvé un accord sur une version finale d’un texte majeur qui doit permettre d’ici 2024 de mieux réguler internet et les grandes plateformes.

Cela fera plus de 20 ans que les textes européens régulant l’environnement numérique n’ont pu bénéficier d’une sérieuse mise à jour. C’est ce que vise enfin, la proposition de loi européenne sur les services numériques, ou Digital Services Act en langage bruxellois (DSA), un projet dont l’ambition est impressionnante et qui sera applicable dès 2024. De la lutte contre la contrefaçon à la lutte contre la haine en ligne, le nombre de sujets concernés laisse entrevoir l’ampleur des avancées promises par ce DSA. On notera également la possible pertinence des outils de lutte contre la désinformation proposés par cette réforme européenne, à l’heure de la guerre de l’information menée par la Russie et l’Ukraine et de la volonté de l’offre de rachat de Twitter par le patron de Tesla, Elon Musk, pour en déréguler l’utilisation.

L’ENJEU : NOS LIBERTÉS

S’inscrivant dans la continuité de la directive sur le e-commerce de 2000, le Parlement européen veut aller plus loin pour enfin mettre en place un cadre bien plus contraignant à l’égard des grands opérateurs du numérique, accusés de profiter de la multitude de réglementations dans les États membres pour porter atteinte aux droits élémentaires des citoyens européens : atteinte à la vie privée avec les publicités ciblées, harcèlement en ligne, atteintes aux droits de l’enfant avec la diffusion d’images d’abus sexuels sur des mineurs, mais aussi menace sur le pluralisme des médias, la diversité culturelle, la liberté d’expression, et plus encore.

Sous l’impulsion de la France, forte de sa présidence du Conseil de l’Union européenne et du désir d’inscrire le règlement DSA à son bilan, les négociations jusqu’alors houleuses semblent avoir trouvé enfin une conclusion dans la nuit de vendredi à samedi 23 avril : un accord a été conclu lors de ce qu’il est convenu d’appeler le “trilogue” entre le Parlement européen, le Conseil – qui représente les États membres – et la Commission européenne, qui avait proposé ce texte. Dans cet espace sans frontières qu’est le numérique, l’importance d’un accord à grande échelle était essentiel. Par le passé, la réglementation européenne en matière de numérique a déjà servi d’exemple dans le monde avec le fameux RGPD qui inspira, entre autres, le California Consumer Privacy Act.

L’AVÈNEMENT D’UN MARCHÉ EUROPÉEN DU NUMÉRIQUE

La clé de voûte de ce projet réside dans la création d’un marché unique européen du numérique, qui va permettre de mettre en œuvre une responsabilité des acteurs du numérique, identique dans les 27 États membres : une seule règle qui s’applique partout, un seul régime de sanction en cas de non respect, en lieu et place des 27 législations existantes parfois très lacunaires. En somme, plus de contournement possible de la loi française en passant par Malte ou l’Irlande. Ainsi, les moteurs de recherche (Bing, Google, Yahoo, etc.) seront désormais tenus de retirer les contenus illégaux, à l’instant même où ils sont signalés.

CE QUI EST ILLÉGAL HORS LIGNE DOIT ÊTRE ILLÉGAL EN LIGNE

L’accord trouvé le 23 avril permet d’avoir une vision plus claire sur la future réglementation des services numériques. Partant du postulat simple que ce qui est illégal hors ligne doit être illégal en ligne, le DSA vise les services offrant une infrastructure de réseau (comme Orange ou SFR), les hébergeurs (comme les cloud de Google ou d’Amazon) ou encore les plateformes en ligne mettant en relation les internautes (comme Facebook, Amazon ou Twitter).

Afin de proportionner les obligations de ces opérateurs à leur taille, plus un service a d’utilisateurs, plus il aura d’obligations. Ainsi, les hébergeurs, dont l’activité n’était pratiquement pas réglementée, seront désormais visés par le DSA. Les très grandes plateformes en ligne sont également la cible de cette législation car les risques de diffusion de contenus illicites sont considérables.

Pour que cette nouvelle législation permette un internet plus sûr, il faut des garanties quant à son respect par les acteurs visés, et donc des sanctions fortes en cas de violation : est ainsi prévue une amende pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires annuel mondial de l’entreprise mise en cause. On parle bien ici de chiffre d’affaires et non de bénéfice. Pourquoi est-ce important ? Une entreprise comme Meta (maison-mère de Facebook) a un chiffre d’affaires de 82 milliards d’euros en 2020, alors qu’elle affiche un bénéfice réduit en France. Ainsi  elle pourrait faire face à des amendes allant jusqu’à 5,2 milliards d’euros.

Depuis janvier 2022, la France est à la tête du Conseil de l’Union européenne, une position dont le président français Emmanuel Macron et son gouvernement veulent profiter dans le but d’exercer une influence forte et pour boucler des projets clés comme le DSA. Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, a donc présidé vendredi 22 avril une réunion importante dans l’établissement d’un accord sur le texte à adopter avec la ferme intention que cette réunion soit la dernière, et il a pu compter sur l’aide de Thierry Breton, commissaire au marché intérieur.

UN OUTIL CONTRE LA DÉSINFORMATION

Le DSA se veut très ambitieux aussi en matière de lutte contre la désinformation. La guerre de l’information n’est pas un phénomène nouveau, mais les nouvelles technologies de communication ont rendu la menace exponentielle et exigent des  législateurs un effort constant d’adaptation. Le contexte actuel d’anxiété et d’incertitude crée un terreau fertile dans lequel prolifèrent défiance, méfiance et théories du complot, entretenues par les acteurs de la désinformation. Dernier exemple en date, les affirmations de fraude électorale massive à l’occasion de la présidentielle, avec un effet parfois dévastateur sur la démocratie et l’État de droit. Aux États-Unis, la désinformation a facilité – voire provoqué ? – l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021.

Afin d’empêcher que surviennent de telles situations risquées pour la démocratie, la future législation sur les services numériques prévoit (futur article 27) des mesures d’atténuation des risques systémiques liés aux puissants algorithmes des grandes plateformes. Parmi ces mesures, il est prévu d’obliger les grandes plateformes comme Facebook ou Twitter à prendre des mesures contre les contenus pouvant avoir un “effet négatif” sur le débat public, sur la santé publique ou encore sur les élections. On vise ici la manipulation de l’information.

Sans le dire, le DSA compte obliger ces plateformes à améliorer la fiabilité de l’information. Pour respecter cette obligation, les opérateurs doivent pratiquer un audit par un organisme indépendant, qui est censé vérifier l’efficacité des outils  mis en œuvre en vue de fiabiliser leur plateforme. Le but serait donc de responsabiliser les plateformes en imposant un contrôle annuel des algorithmes des plateformes, un audit qui serait réalisé par une autorité administrative indépendante et compétente dans chaque État membre (comme l’ARCOM pour la France par exemple). Le potentiel qui réside dans ces dispositions est prometteur, ce qui a fait dire à Thierry Breton, lors de l’annonce du rachat de Twitter par Elon Musk, que “quel que soit le nouvel actionnariat, Twitter devra désormais s’adapter totalement aux règles européennes“. Un avertissement qui prend une dimension nouvelle avec le compromis trouvé sur le DSA et son adoption définitive d’ici l’été.

Les progrès en matière de législation du numérique sont donc à saluer, en ce qu’ils devraient sécuriser un espace qui pour l’instant s’apparente à une sorte de jungle. Mais internet évolue de façon rapide, imprévisible, et les moyens de contournement des réglementations sont nombreux. Le DSA a le mérite de changer de logique en mettant fin à l’impunité des opérateurs, avec une obligation de résultat. Mais le respect de ces règles dépendra des moyens d’audit et d’enquête attribués aux autorités nationales.

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Selon Sammy Mahdi, les réfugiés ukrainiens peuvent recevoir une protection temporaire automatique car ils partagent une frontière avec l’UE, contrairement aux réfugiés afghans ou syriens

La Libre, 3 mars 2022

L’Union européenne a décidé d’activer pour la première fois la directive européenne qui confère la protection temporaire aux réfugiés d’Ukraine, mais pourquoi ne l’a-t-elle pas fait pour d’autres réfugiés ? Les justifications sur le plan politique (l’Ukraine est un pays frontalier, le nombre massif de réfugiés) expliquent peut-être l’activation de la protection temporaire, mais ne se basent pas sur des arguments juridiques. Cependant, même si les propos sont problématiques sur le plan juridique, une potentielle discrimination ne peut être déduite entre ces groupes de réfugiés (d’Ukraine ou d’ailleurs).

Charlotte de Cartier, étudiante en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles, sous la supervision de Marie-Sophie de Clippele, professeure invitée en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 27 avril 2022

Dans le cadre du conflit et de la crise migratoire en Ukraine, l’Europe a décidé d’enclencher une protection temporaire automatique pour les réfugiés d’Ukraine. Les autorités, en ce compris notre Secrétaire d’État à l’asile Sammy Mahdi, justifient cette protection entre autres par le fait que le pays partage une frontière avec l’Union européenne. Mais cette justification n’apparaît pas dans les textes juridiques. Pourquoi d’autres réfugiés n’ont pas eu droit aux mêmes faveurs pendant la crise syrienne ou afghane par exemple ? 

La directive de l’Union européenne relative à la protection temporaire est activée pour la première fois depuis sa création

La première activation de la directive de 2001 relative à la protection temporaire reflète l’élan de solidarité qui anime l’Europe. Cette directive, qui a été transposée en droit belge en 2003, confère une protection temporaire automatique. Les réfugiés d’Ukraine ont alors le droit de résider et de travailler en Belgique et de disposer des mêmes droits que les résidents en Belgique. 

La différence de traitement justifiée par la décision européenne d’enclencher la protection temporaire

Mais cette mesure n’a pas été activée pour d’autres cas de crises humanitaires, y aurait-il un risque de discrimination? Un réfugié afghan pourrait-il contester qu’on lui refuse le bénéfice de la protection temporaire ? 

Probablement non, la décision d’enclencher la protection temporaire a été prise au niveau européen et le juge belge peut s’appuyer sur cette décision pour justifier une distinction objective par rapport aux autres réfugiés. La différence de traitement paraît en plus proportionnelle vu l’afflux massif de réfugiés venant d’Ukraine par rapport aux autres groupes de réfugiés venant d’ailleurs.

Mais la décision européenne n’apparaît pas justifiée par des arguments juridiques

Mais la question est alors, la décision européenne d’enclencher cette protection temporaire est-elle elle-même discriminatoire? Pourquoi ne pas l’avoir prise pour d’autres réfugiés? Là, certains arguments invoqués par le Secrétaire d’État Sammy Mahdi apparaissent plus problématiques.

Sammy Mahdi, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, justifie cette distinction de traitement par le fait que les autres pays en guerre ne partageaient pas de frontières avec l’Union européenne. Pourtant, la directive ne dit rien sur les frontières partagées ou non. Et, plus largement, aucune disposition en droit international n’indique que la position géographique constitue une condition pour conférer une protection aux individus fuyant leur pays en guerre. La Convention de Genève relative au statut des réfugiés exprime clairement que « Les États contractants appliqueront les dispositions de cette Convention aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine ». La décision d’enclencher ou non la protection temporaire ne peut donc se justifier, en droit, par la position du pays par rapport à l’Union européenne.

La professeure Sylvie Sarolea estime que le nombre de réfugiés Ukrainiens est significativement plus élevé que lors d’autres crises. Par exemple, durant la crise syrienne, un million de Syriens ont quitté le pays en un an. En Ukraine, un million d’Ukrainiens ont passé les frontières en une semaine seulement. Un nombre important de réfugiés en un laps de temps si court pourrait éventuellement justifier une distinction de traitement puisqu’on pourrait considérer que le nombre important de réfugiés rend leur accueil plus urgent. 

Cependant, ni la directive ni le droit international ne prévoient de disposition concernant le nombre d’individus fuyant leur pays. De ce point de vue, la décision d’offrir la protection temporaire aux seuls réfugiés d’Ukraine, sans l’avoir fait pour d’autres crises migratoires, ne se justifie pas en droit. 

Difficile d’obliger l’Union européenne d’appliquer la protection temporaire à d’autres réfugiés

Les justifications sur le plan politique (l’Ukraine est un pays frontalier, le nombre massif de réfugiés) expliquent peut-être l’activation de la protection temporaire, mais ne se basent pas sur des arguments juridiques. 

Mais il n’est pas pour autant évident de faire ressortir une possible discrimination vis-à-vis d’autres réfugiés. Une action juridique serait en effet compliquée pour obliger d’appliquer la protection temporaire à d’autres réfugiés. On pourrait imaginer un recours en carence contre l’Union européenne, mais il y a peu de chances que cela aboutisse. La décision d’enclencher la protection temporaire reste une décision politique, qui ne peut pas être imposée par un juge.

Par ailleurs, l’asile est toujours possible pour tous les réfugiés, tant pour ceux qui bénéficient de la protection temporaire (conflit ukrainien), que ceux qui n’en bénéficient pas (conflit syrien, afghan…).

Contacté par nos soins, Monsieur Mahdi n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

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Sur les routes de l’exode : des agents ukrainiens, polonais et hongrois discriminent des étudiants africains

Le Monde, 1er mars 2022

Des discriminations flagrantes ont eu lieu aux frontières ukrainiennes. Aux premiers jours de la guerre, des résidents africains en Ukraine se sont vu refuser l’autorisation de quitter le pays. Un tel traitement viole notamment la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale signée en 1965, et la Convention européenne des droits de l’homme.

Baptiste de Meeûs, étudiant en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 9 avril 2022

Dès le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les résidents ukrainiens se sont massés aux frontières afin d’échapper aux bombardements. De nombreux témoignages, recoupés et sourcés par de nombreux journalistes, ont fait état d’un tri racial sélectif aux frontières, empêchant certains étrangers (principalement d’origine africaine) de quitter le pays par les frontières hongroises ou polonaises. En refusant la sortie du pays, les agents frontaliers ont mis directement en danger la vie de ces personnes, et ce en violation flagrante du droit international. 

La Convention de Genève relative au statut des réfugiés ne s’applique pas de manière évidente 

Si la situation a d’emblée suscité des réactions adéquates sur le plan éthique ou diplomatique, elle est restée peu commentée sur le plan juridique. Le principal texte invoqué dans le cadre de la guerre en Ukraine est la Convention internationale relative au statut des réfugiés signée à Genève en 1951. Selon l’article 3 de cette convention, celle-ci doit s’appliquer “sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine”. Tant l’Ukraine que la Pologne ou la Hongrie semblent donc tenus de laisser cette population discriminée quitter l’Ukraine. 

La difficulté réside cependant dans la définition du “réfugié”, donnée à l’article 1er de la Convention de Genève. Selon ce texte, un “réfugié” est une personne qui “craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays”. Or, ici, les personnes discriminées sont principalement des résidents africains, ayant la nationalité d’un Etat africain. Leur pays d’origine ne se trouvant pas en guerre, il est plus difficile pour eux de démontrer qu’ils ne peuvent pas se réclamer de la protection de leur pays. Et à défaut de le démontrer, ils ne peuvent pas jouir du statut de “réfugié” au sens de la Convention de Genève.

Mais le respect d’autres conventions internationales s’impose

A défaut de pouvoir s’appuyer sur la Convention de Genève, il faut invoquer une autre convention internationale importante, bien que moins connue : la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, signée en 1965. Ce texte, qui n’a pas été évoqué dans les médias, doit permettre de faire pression sur les Etats à l’origine de la discrimination ici dénoncée.  En effet, selon l’article 5 de cette convention, “les Etats parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toute ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants : (…) Droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays”. Cette convention a été ratifiée le 4 mai 1967 par la Hongrie, le 5 décembre 1968 par la Pologne et le 7 mars 1969 par l’Ukraine. La même interdiction est prévue par l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, également ratifié par ces trois Etats.

Dans le même sens, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, né de cette Convention, a adopté en 2011 sa recommandation n°34 relative à la discrimination raciale à l’égard des personnes d’ascendance africaine. Par cette recommandation, et dans la lignée de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il appelle notamment à “assurer que les personnes d’ascendance africaine ne font l’objet d’aucune discrimination”. Cette recommandation, bien que dépourvue de force juridique, rappelle aux États signataires de la Convention de 1965 leurs engagements. La teneur de cette recommandation est également rappelée par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.

Ce droit pour toute personne de quitter un pays, et la nécessité d’appliquer ce droit sans aucune discrimination, et en particulier sans discrimination raciale, a aussi été rappelé fermement par la Cour européenne des droits de l’homme, dans une affaire rendue en 2005 contre la Russie. Celle-ci a été condamnée parce qu’elle restreignait de manière discriminatoire le droit des personnes perçues comme étant d’origine tchétchène à circuler librement en Russie. Selon le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (p. 44 d’un de ses rapports), ce raisonnement de la Cour s’applique clairement “aux situations dans lesquelles les personnes sont empêchées de quitter un pays ou rencontrent des obstacles pour le quitter (…) sur la base de leur origine ethnique, réelle ou imputée”. 

La situation dénoncée aux frontières de l’Ukraine était donc à tous égards contraire aux engagements internationaux des Etats concernés, et doit donc être très fermement combattue.

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Selon Bénédicte Linard, Ministre de la culture (Fédération Wallonie-Bruxelles), Monsieur Kacenelenbogen, directeur du théâtre « Le Public », réclamerait des traitements de faveurs

Bx1, « La ministre Bénédicte Linard dénonce les “réclamations indécentes” du théâtre Le Public »

La Ministre de la culture, Madame Bénédicte Linard refuse d’accorder des subsides au théâtre “Le Public”. Attaquer ce refus serait comme demander des traitements de faveur selon elle. Un subside (octroyé ou refusé) n’est pas un traitement de faveur: c’est une aide octroyée à un acteur ciblé par une politique publique. Et un traitement de faveur est une aide non justifiée légalement par le pouvoir compétent. Contester un refus de subsides devant le juge, comme le fait le théâtre, ne signifie pas vouloir bénéficier de traitements de faveur.

Théo Schwers, étudiant en droit à l'Université Saint-Louis - Bruxelles // sous la supervision de Marie-Sophie de Clippele, chargée de recherche FNRS, professeure invitée, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 11avril 2022.

La Ministre de la culture, Madame Linard (Écolo) a infirmé les propos tenus par le directeur du théâtre « Le Public », Monsieur Kacenelenbogen, réclamant 386 000 € de subsides pour la période de pandémie de Covid-19.

Le directeur estime que son théâtre a été discriminé car les fonds reçus sont insuffisants et ne sont pas proportionnels par rapport aux autres subsides reçus par les différents théâtres. La fermeture de “Le Public” pendant la crise sanitaire affecterait plus gravement celui-ci car le théâtre ne peut pas s’en sortir économiquement au seul moyen de sa billetterie. Ainsi, des nouveaux subsides ont été demandés à la Ministre. Cependant, ceux-ci ont été refusés, pour des raisons qui ne sont pas connues de manière publique. À la suite de la demande insistante du théâtre et de son recours en justice, la Ministre qualifie cette demande comme si le théâtre demandait « des traitements de faveur ». 

Un problème de terminologie juridique : les subsides publics ne sont pas des traitements de faveur …

Un subside public est une aide octroyée par le pouvoir public compétent, comme la Communauté française (aussi appelée “Fédération Wallonie-Bruxelles”), à une variété d’acteurs entre autres du secteur culturel, tel que le théâtre « Le Public ». Le montant de cette aide dépend de certains critères, notamment du budget disponible, et respecte le principe d’égalité et de non-discrimation (articles 10 et 11 de la Constitution) et le principe de légalité. 

Lorsqu’un subside est octroyé par l’autorité compétente, c’est-à-dire quand l’argent demandé est octroyé, cette aide confère un droit subjectif à celui qui la demande. Autrement dit, si le subside a été octroyé mais n’a pas été versé au bénéficiaire, il peut réclamer son dû auprès du juge. 

Par contre, si un subside a été demandé, mais refusé (soit parce qu’il ne rentre pas dans les critères, soit parce qu’il n’y a plus de budget disponible par exemple), le demandeur n’obtient pas un droit subjectif pour exiger le subside. Il peut contester le refus, comme le fait le Théâtre “Le Public”, devant le juge administratif (le Conseil d’État), mais il doit alors prouver que l’autorité n’a pas respecté les formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, ou en cas d’excès ou détournement de pouvoir (non respect de la procédure, manque de motivation de l’acte de refus, contradiction avec des normes juridiques hiérarchiquement supérieures…). 

… et le pouvoir d’appréciation n’est pas un pouvoir arbitraire.

L’autorité a un pouvoir d’appréciation discrétionnaire pour décider d’octroyer ou non des subsides, mais il doit pouvoir justifier son choix. Il ne peut pas refuser ou octroyer des subsides de manière arbitraire. Si l’autorité offre des subsides de manière arbitraire, sans le justifier, alors ce serait un traitement de faveur, ce qui est illégal.

Mais, le fait de contester un refus de subsides ne signifie pas une demande d’un traitement de faveur, c’est-à-dire une aide financière en dehors du cadre légal. Au contraire, le refus n’apparait pas fondé sur le plan du droit, par exemple parce qu’il n’est pas justifié à l’égard des principes d’égalité et de non discrimination. 

Le Public est bien dans son droit de contester le refus de subsides devant un juge, et n’entre pas pour autant dans des demandes de privilèges. 

Mais dire “je fais plaisir aux communes socialistes” révèlerait un traitement de faveur

Il y a deux semaines, la Ministre Karine Lalieux en charge du fonds Beliris aurait dit devant des militants : “Beliris, c’est juste du bonheur. J’ai une enveloppe d’investissements, et je fais plaisir à l’ensemble des communes et en particulier, évidemment, aux communes socialistes.” Ces propos sont, à l’inverse de ceux du théâtre “Le Public”, bien plus problématiques. En versant les subsides en particulier aux communes socialistes, il y aurait comme un aveu d’un traitement de faveur par rapport aux autres communes de la capitale. 

Ce serait la pente glissante du pouvoir d’appréciation discrétionnaire dans l’État de droit vers le pouvoir arbitraire en dehors de l’État de droit… 

Contactée par nos soins, Bénédicte Linard n’a pas répondu à nos sollicitations.

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Vincent Van Quickenborne a notifié à l’Exécutif des musulmans de Belgique le retrait de sa reconnaissance comme organe représentatif du culte islamique belge

La Libre, 26 février 2022

La décision inédite du ministre de la Justice de ne plus reconnaitre l’Exécutif des musulmans de Belgique pose plusieurs questions en droit belge et européen. Non seulement les critères du retrait de la reconnaissance ne sont pas prévus par la loi, mais en outre la décision ne justifie pas suffisamment, à ce stade, l’atteinte portée à la liberté religieuse et au principe d’égalité et de non-discrimination.

Jeanne Le Hardÿ de Beaulieu, étudiante en droit Université Saint-Louis - Bruxelles // Basil Gomes, doctorant FSR au Centre interdisciplinaire de recherches constitutionnelles (CIRC), Université Saint-Louis - Bruxelles, le 30 mars 2022 (mis à jour le 9 avril 2022).

Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, soutient que l’Exécutif des musulmans de Belgique n’est plus un organe représentatif de la diversité de cette communauté religieuse. Selon ses propres termes, cette absence de représentativité est “pernicieu[se] pour l’Islam moderne”. Cet organe n’est donc plus reconnu, avec l’espoir de “créer un levier pour que l’Islam moderne puisse éventuellement former une organisation représentative”. En droit, de telles déclarations trahissent une ingérence dans la vie d’un culte, en l’occurrence islamique.

Le retrait de la reconnaissance d’un organe représentatif d’un culte est une procédure inédite 

Dans le cadre d’un État de droit démocratique et pluraliste, la séparation des Eglises et de l’Etat n’implique pas une absence totale de relations entre les deux sphères. Originalité belge, la rémunération, par l’État, des ministres des cultes ou de la laïcité organisée est prévue par la Constitution. Cette relation financière entre l’État et les cultes ou la laïcité organisée permet au premier d’exercer un certain contrôle sur les seconds, notamment par l’établissement de conditions de subventionnement, au nombre de trois : l’unicité, la représentativité et la légitimité de l’organe cultuel.

Sur la base de ces critères précis – provenant de la pratique administrative du ministre de la Justice – les pouvoirs publics peuvent reconnaître certains cultes et octroyer les droits financiers subséquents. Il est donc nécessaire qu’un culte soit structuré et qu’il dispose d’un, et seulement d’un, organe représentatif (critère d’unicité). Cet organe, en plus d’être unique, doit pouvoir personnifier la communauté religieuse dans son ensemble (critère de représentativité), et être accepté par celle-ci, ainsi que par l’État, comme étant à même de la représenter (critère de légitimité). En Belgique, six cultes sont reconnus et subventionnés par l’État : l’Anglicanisme, le Catholicisme, le Judaïsme, l’Islam, l’Orthodoxie grecque et le Protestantisme ; le Conseil central laïc représente la laïcité organisée. En ce qui concerne spécifiquement le culte islamique, la Cour constitutionnelle a admis l’exigence d’une unique autorité religieuse représentative des fidèles, légitimée par une élection libre et transparente. L’État a ainsi pu reconnaître l’Exécutif des Musulmans de Belgique (ci-après l’EMB) comme l’interlocuteur officiel du culte islamique.

A cet égard, l’annonce du retrait de la reconnaissance de l’EMB par le ministre de la justice a surpris. En effet, jusqu’à présent, jamais aucun des six organes représentatifs n’a fait l’objet d’une procédure de retrait de reconnaissance par le ministre de la Justice. Vincent Van Quickenborne s’est ainsi lancé dans un processus inédit dans l’ordre juridique belge, qui n’est encadré par aucune norme spécifique. 

Or, ce retrait porte atteinte à la liberté de religion et doit donc être sérieusement justifié

Le retrait de la reconnaissance de l’organe représentatif d’un culte reconnu constitue  une atteinte importante à l’exercice de la liberté de religion. La Cour européenne des droits de l’Homme explique : “dans la perspective également de la liberté d’association, la liberté de religion implique que la communauté religieuse puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’autorité. L’autonomie des communautés religieuses est en effet indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la liberté de religion”. Pour être admise, la mesure doit donc être accompagnée de justifications graves et sérieuses afin d’être perçue comme nécessaire dans une société démocratique. Pour que la procédure entamée par le ministre de la Justice soit acceptable au regard du droit européen, il devra en démontrer le but légitime (par exemple, la protection de l’ordre ou la sécurité publique). La mesure devra également être jugée proportionnée audit but, à savoir : être adéquate (elle atteint l’objectif), s’avérer nécessaire (aucun autre moyen n’aurait pu être envisagé) et maintenir une balance des intérêts (la mesure ne va pas au-delà de l’objectif légitime). Au-delà du régime juridique des cultes reconnus, les motivations ministérielles du retrait de la reconnaissance de l’EMB doivent s’analyser sous l’angle du principe de l’égalité et de la non-discrimination.

La première justification du retrait porte sur le manque de représentativité de l’EMB envers les femmes, les jeunes et les membres d’autres origines ethniques que les communautés turque ou marocaine. Cette première motivation s’avère problématique au regard du principe de l’égalité devant la loi entre, au moins, la communauté musulmane et l’Église catholique, apostolique et romaine. En effet, le ministre interprète le critère de la représentativité de manière très souple à l’égard de la blanche et masculine Conférence épiscopale de Belgique, mais de façon très stricte envers l’EMB. Peut-on sérieusement défendre l’idée qu’une jeune femme catholique afro-descendante soit effectivement suffisamment représentée par la Conférence épiscopale, mais pas une jeune femme musulmane d’origine afghane par l’actuel EMB ? En toute logique juridique, le retrait de la reconnaissance de l’EMB pour son manque supposé de représentativité devrait conduire le ministre à la même conclusion pour d’autres cultes. Or, tel n’est pas le cas. Il y a dans cet argument, à tout le moins, une distinction de traitement très mal justifiée à ce stade.

La deuxième justification invoquée par le ministre est la lutte contre le risque d’ingérences étrangères, en particulier marocaines et turques. Si l’objectif parait légitime (mais doit être davantage étayé que par une simple déclaration dans la presse), l’attitude du ministre est pourtant moins suspicieuse à l’égard des cultes catholique romain ou anglican. Faut-il vraiment rappeler que la Conférence des Évêques est ultimement soumise au pape, chef d’un État étranger ? La même remarque vaut pour le culte anglican dont la dirigeante suprême n’est autre que la reine d’Angleterre (dans une monarchie à cheval sur le temporel et le spirituel) … À supposer que la comparaison entre l’EMB et les clergés de ces deux cultes chrétiens ne soit guère pertinente, encore faut-il que le retrait soit proportionné à l’objectif légitime poursuivi. Sans autre argument, il est difficile de considérer le retrait comme adéquat. En effet, l’ingérence supposée ne semble pas s’effectuer directement au sein de l’EMB, mais plutôt médiatement au travers des communautés marocaines et turques qui élisent leurs dirigeants religieux. Le retrait ne semble pas non plus nécessaire car un renouvellement complet de l’EMB (qui était alors en cours de route) aurait pu être effectué afin de remplacer les éventuels individus gênants. Enfin, le retrait va au-delà de l’objectif poursuivi car, sans alternative crédible, il prive l’ensemble de la communauté musulmane d’un interlocuteur auprès des pouvoirs publics fédéraux ainsi que des subsides y afférents, à la différence des fidèles des autres cultes reconnus.

À moins d’étayer d’avantage ses motivations dans l’acte administratif de retrait, le ministre serait bien inspiré de faire marche-arrière vis-à-vis de l’EMB et d’entamer, dans le respect du droit, un dialogue fécond au sujet d’une refonte de cet organe, en partenariat avec la communauté musulmane de Belgique.

Contacté par nos soins, Vincent Van Quickenborne n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

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Alina Mosendz : “la désinformation est une arme de guerre”

Propos recueillis en anglais par Vincent Couronne, chercheur au centre de recherche VIP, Université Paris-Saclay // Traduction en français par Eva Taleb et Enzo Villet, le 8 mars 2022.

La journaliste de StopFake, média ukrainien spécialisé dans la lutte contre la désinformation, décrit pour Les Surligneurs une situation alarmante, que la propagande russe a soigneusement préparée, et alerte le reste de l’Europe sur les conséquences de la désinformation.

Pour des raisons de sécurité, Alina Monsendz nous prévient : elle ne peut donner aucune information quant à sa localisation et celle de ses collègues journalistes. On en est là, aujourd’hui, en Ukraine. C’est que le média pour lequel elle travaille depuis 8 ans est du poil à gratter pour Vladimir Poutine : StopFake est un média ukrainien spécialisé dans le fact-checking, la lutte contre la désinformation. Né au sein de l’Université nationale « Académie Mohyla de Kiev », l’idée dès 2014 était de contrer la propagande russe, qui tente depuis des années de préparer les Russes et les Ukrainiens – et peut-être les Européens – à la guerre. C’est ce que son expérience au sein de StopFake en Ukraine lui a enseigné : la désinformation est une arme de guerre.

Vincent Couronne : Quelle est la situation actuelle pour les médias en Ukraine? 

Alina Mosendz : Pour commencer, il y a 7 chaînes de télévision qui font actuellement ensemble un marathon officieux de l’information. Je connais des journalistes, surtout ceux avec des enfants en bas âge qui ont besoin d’un endroit sécurisé, mais ces journalistes qui sont restés, comme ceux à distance, travaillent ensemble à distance, pas séparément, afin de continuer à informer. Ainsi ils peuvent communiquer des informations vérifiées et être sur la même longueur d’onde, et ne pas se répéter entre eux. En Ukraine, il y a au moins quatre médias pro-russes, quelques sites internet importants, dont trois chaînes de télévision rattachés à Viktor Medvedtchouk, un proche de Vladimir Poutine. Ils ont été bannis de la diffusion avant cette grande guerre et pour le moment, ils ne font pas partie de cette unité des chaînes ukrainiennes.

Il y a encore des médias de qualité qui continuent d’informer sur ce qu’il se passe. De ce que je peux voir, les journalistes continuent de travailler et de travailler dur. StopFake notamment continue de travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais de nombreux journalistes, hommes et femmes, ont dû prendre les armes et mettre leur vie de journaliste entre parenthèses. Notez bien que ce n’est une “presse armée”. Voilà la situation dans laquelle nous sommes.

Vincent Couronne : Diriez-vous que d’une certaine manière, en tant que média, cette situation, cette guerre, a changé votre relation avec votre audience ? Est-ce que les gens vous lisent plus, ou moins ? Est-ce plus difficile d’accéder à l’information?

Alina Mosendz : De ce que je sais, les Ukrainiens ont une bonne couverture internet et une bonne connexion, même si les Russes essaient de bombarder les tours de télévision dans le centre de Kiev et de Kharkiv [NDLR : depuis l’entretien, l’accès à internet semble plus compliquée, avec des diffultés relevées à Marioupol]. Chez Stopfake, beaucoup de nos lecteurs commencent à nous rapporter directement des informations pour lesquelles ils ont un doute, afin qu’elles puissent être vérifiées par nos équipes.

Je travaille depuis longtemps dans l’éducation aux médias et je peux affirmer que, plus que jamais, les gens essayent de s’informer correctement et de ne pas croire la propagande et les fausses informations. Surtout que désormais la propagande ne passe plus seulement par la télévision russe, mais aussi beaucoup à travers les réseaux sociaux comme Télégram ou Viber, mais aussi les réseaux russes Vkontakte et Odnoklassniki.

Je vais vous donner quelques exemples particulièrement parlant de désinformation russe.

Dès la semaine dernière, quand on a subi des attaques visant des civils, des appartements, des immeubles, des hôpitaux, des écoles, il n’y avait aucun doute que c’était la Russie. Les Russes ont tentés très vite de dire que les missiles et les tanks étaient ukrainiens, mais ce n’est pas vrai, car les pièces qui tombent sur le sol, la couleur des tanks et des camouflages sont très différentes entre la Russie et l’Ukraine, c’est important de le savoir (on peut voir les differences entre les armées et les véhicules ukrainiens et russes sur une vidéo de l’armée ukrainienne sur Facebook).

Par ailleurs, nous voyons qu’il y a de nombreux “saboteurs” [NDLR : notre interlocutrice utilise le terme “diversant”]. Les soldats russes volent les uniformes de certains soldats ukrainiens, voire parfois des véhicules, et provoquent les militaires ukrainiens. Ce sont clairement des groupes de saboteurs mais quand on est Ukrainien, il facile de faire la distinction, car nous comprenons le russe mais eux ne comprennent pas l’ukrainien. Donc si nous disons quelque chose en ukrainien ils ne seront pas capable de comprendre. On voit là comment la langue peut être une arme utile, afin de reconnaître les siens.

Aussi, par exemple, il y a ces faux comptes sur les réseaux sociaux qui prétendent que les Ukrainiens sont des pilleurs, que les militaires ou les civils s’adonnent au pillage d’appartements privés. Or c’est un crime de guerre. Mais en toute logique, dès lors que militaires et civils ukrainiens se battent ensemble, nul besoin piller. Il n’y a donc pas de justification rationnelle pour que les militaires commettent ces pillages car les civils les soutiennent et les aident. Il y a des vidéos de personnes qui pillent des commerces, et ces personnes sont des soldats russes qui cherchent de la nourriture. Pourquoi ? Parce que personne parmi les civils ne les soutiennent. C’est important, car s’ils ne parviennent pas être ravitaillés, ils ne peuvent pas pour autant compter sur les civils pour de l’approvisionnement.

Un autre type de fausse information fréquente du moment est la diffusion par les Russes de message sur tous les réseaux affirmant, dès une ville est attaquée, qu’elle a rapidement capitulé. Ce n’est pas vrai, car chacune des villes attaquées est riposte de toutes ses forces, notamment à Kharkiv, Odessa, Kherson ou Marioupol. Toutes ces villes, en particulier celles le long de la Mer Noire et qui peuvent être attaquées par la marine, ou celles qui se font attaquer par le nord-est comme Kiev, Soumy, Tchernihiv ou Kharkiv continuent de riposter, même si les pertes sont énormes.

Vincent Couronne : Pensez-vous que cette désinformation joue un rôle dans cette guerre? 

Alina Mosendz : Oui énormément. Il faut revenir en arrière pour comprendre pourquoi, car même lorsque l’on parle aux médias internationaux, ils nous disent que personne ne s’attendait à ça. Alors que si, nous le savions, nous ne savions juste pas quand exactement, car à Stopfake, depuis mars 2014 et la révolution Maïdan de la Dignité, nous identifions énormément de désinformation. Cette désinformation promeut des discours spécifiques. Par exemple, depuis 2014, les Russes diffusent le message selon lequel tous les Ukrainiens sont des nazis ou qu’ils sont tous d’extrême droite, ce qui est totalement faux.

Si vous regardez le parlement ukrainien, nous avons eu trois élections depuis 2014 et les partis d’extrême droite – qui ne sont pas nazis mais nationalistes – ont obtenu 5 % des votes en 2014 puis 2 % en 2019. À travers l’Europe vous avez tellement de partis d’extrême droite ou d’extrême gauche, d’ailleurs financés par la Russie, alors quand ils disent qu’il y a beaucoup de personnes d’extrême droite dans notre pays, c’est totalement faux. Et puis tout de même, notre président est juif !

Vincent Couronne : Pensez-vous que le but de cette désinformation est de cibler l’opinion publique ukrainienne, ou plutôt l’opinion publique russe? 

Alina Mosendz  : Les deux sont ciblés mais surtout les Russes, car ils consomment plus de fausses informations. Russia Today, qui aujourd’hui est bannie en Europe, a été rendue accessible en anglais ou en espagnol ou dans d’autres langues, pendant que des médias locaux ont été traduits en russe. Les Russes font aussi la promotion du discours montrant que “l’Ukraine est en pleine guerre civile” et qu’eux, les Russes, “n’ont rien à voir avec cela”, qu’ “ils n’ont occupé aucun territoire”. Beaucoup de ces récits se sont propagés ces dernières années, posant les bases de ce qu’il se passe aujourd’hui. Ils ont posé ces bases pendant que le régime de Poutine, fait qu’il appelle non pas d’une agression assumée, mais un processus de “dénazification” de l’Ukraine.

Vincent Couronne : Auriez-vous dit, avant même que le conflit n’éclate,  que la désinformation était un outil de guerre?

Alina Mosendz : Oui, absolument. La désinformation est une arme de guerre, y compris pendant la guerre elle-même. Je me permets cependant de corriger vos propos. Je n’appellerais jamais la situation actuelle un conflit, et cela pour une raison. Dans l’histoire,  depuis plus ou moins trois cents ans, l’Ukraine a toujours eu ce genre de guerres avec la Russie, que ce soit l’Empire russe ou l’Union soviétique, lorsque nous avons essayé de reprendre notre indépendance.

On sait que l’histoire est écrite par les vainqueurs, et les Russes ont passé sous silence tant de guerres, tant de résistances, et tant de groupes d’insurgés qui se battaient à la fois contre l’Union soviétique et l’Empire russe. Donc les récits selon lesquels nous sommes soi-disant des nations sœurs et que nous parlons la même langue sont tout simplement faux, même si les deux langues sont d’origine slave. Le discours selon lequel l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie est faux. Au temps de l’URSS, les Russes ont forcé l’Ukraine à rejoindre l’Union soviétique. Comment ? Par la famine, l’Holodomor de 1932-1933, qui était un génocide, et par la guerre d’indépendance ukrainienne entre 1917 et 1921.

En même temps, comme nous avions été vaincus, ils – et je parle de la Russie soviétique – ils ont fait croire que tous les combattants l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) étaient des nazis. Non, nous nous sommes également battus contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale autant que contre les Soviétiques. Donc oui, la désinformation joue un rôle dans les nouvelles que vous recevez, en préparant le terrain au cours des huit dernières années, et en permettant à la Russie de fabrique sa propre histoire, la modifier d’une manière qui convient mieux aux agresseurs.

Vincent Couronne : Y a-t-il quelque chose que vous voulez dire aux autres médias ou aux fact-checkers, en Europe ou dans le monde?

Alina Mosendz  : D’abord, ce n’est pas une situation équilibrée. Si vous prenez les informations du ministère de la Défense russe, et si vous prenez le ministère de la Défense ukrainien, ce n’est pas un combat équilibré, la situation est très différente. Ce n’est pas un conflit entre États, c’est un pays qui envahit un autre pays, et c’est très important de le comprendre, parce que dans ce cas “le combat équilibré” est un faux équilibre. La vérité n’est pas quelque part entre les deux versions. Vous devez comprendre que nous sommes attaqués par un autre pays qui, il y a 8 ans, occupait  7 % de nos territoires (la Crimée et des parties des régions de Lougansk et Donetsk).

De même, les médias russes considèrent l’OTAN comme une menace, mais cela n’a rien à voir avec l’OTAN, parce que nous n’avons même pas le statut de candidat. Cette aspiration à rejoindre l’OTAN et même l’Union européenne est inscrite dans notre Constitution. Mais il y a bien d’autres pays membres de l’OTAN dans le voisinage de la Russie, comme la Turquie par exemple ou les pays baltes, et quand ces pays sont entrés dans l’OTAN, était-ce une menace aux yeux de la Russie ? Non. Donc concernant l’excuse de l’OTAN, s’il vous plaît, ne croyez pas le discours russe.

Vincent Couronne : Le reste de l’Europe souffre aussi de la propagation de la désinformation russe, en particulier lors des campagnes électorales. Y a-t-il un message que vous voulez nous transmettre à ce sujet? 

Alina Mosendz : Vérifiez la source de vos informations et à qui elle pourrait profiter. C’est vrai que dernièrement la Russie a essayé de s’ingérer dans les élections aux Etats-Unis et en Europe. Le Kremlin soutient certains partis qui eux-mêmes promeuvent dans leur pays des messages bénéfiques pour la Russie ou les proches de Poutine.

StopFake vérifie à présent toute information douteuse, 24  heures sur 24, 7 jours sur 7. Pour cela, vous devez surveiller de près ce qu’il se passe et rester en contact avec les locaux, l’armée, le ministère de la Défense. Vous devez aussi constamment vous intéresser aux informations officielles russes, et leur manière de nier leurs pertes humaines.

En tant qu’Ukrainiens, on doit se référer aux sources officielles et aux rapports du président Zelensky, du ministre de la Défense et de l’État major des forces armées. De toute évidence, ils ne rapportent pas toutes les informations, mais c’est très important de vérifier d’où l’on tire ses informations, de quelle source, et des intérêts que cette source pourrait avoir. Je rajouterai que diffuser certaines informations peut être dangereux en temps de guerre, comme la position de l’armée, des adresses précises, donc n’aidez pas l’ennemi à ajuster son tir.

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Volodymyr Zelensky appelle à une “intégration sans délai de l’Ukraine via une nouvelle procédure spéciale” dans l’Union européenne

Le Monde, 1er mars 2022

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et certains chefs de gouvernements européens ont accueilli favorablement cette demande d’adhésion. La procédure, qui prend habituellement plusieurs années, peut être raccourcie, mais une adhésion rapide et alors que l’Ukraine est en guerre est peu probable.

Eliot Reffait, master de droit européen, Université Paris-Panthéon-Assas // Maxime Peyronnet, master de relations internationales, Sciences Po Saint-Germain-en-Laye // Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay, le 2 mars 2022

Le lundi 28 février 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a publié sur son compte Facebook une allocution vidéo, déclarant qu’il souhaitait une adhésion immédiate de l’Ukraine à l’Union européenne via une procédure spéciale. Dans l’état actuel du droit cependant, l’adhésion à l’Union européenne nécessite de suivre une procédure lourde mêlant critères juridiques et volonté politique.

La politique d’élargissement de l’Union européenne est régie par le traité sur l’Union européenne. La première étape est le dépôt de candidature par le pays souhaitant adhérer à l’Union. Pour être candidat, il faut être un État européen, donc situé géographiquement en Europe, respectant les valeurs du traité, notamment la démocratie, le respect des droits humains et l’État de droit. L’Ukraine n’est à cet égard pas exemplaire, étant catégorisée en 2021 comme un “régime hybride” selon l’indice de démocratie du magazine britannique The Economist, avec une note de 5,57 sur 10. Cependant, le gouvernement ukrainien s’était engagé en 2016 dans une réforme profonde de son système judiciaire, hérité de l’ère soviétique, et dans la lutte contre la corruption.

D’ABORD PASSER PAR LE STATUT DE CANDIDAT OFFICIEL…

Le 28 février 2022, suite à la publication de son message vidéo sur Facebook, Volodymyr Zelensky a ainsi signé une demande officielle d’adhésion à l’Union européenne, adressée au Conseil européen.

Selon le traité sur l’Union européenne, l’Ukraine peut se voir reconnaître le statut officiel d’État candidat, après un vote positif du Parlement européen à la majorité de ses membres et une approbation à l’unanimité du Conseil européen. Le statut de candidat, cependant, n’engage juridiquement pas à une adhésion rapide (la Turquie est officiellement candidate depuis 1999).

L’étape suivante est l’ouverture de négociations d’adhésion proprement dites. Il faut d’abord que le Conseil européen valide le respect par l’État candidat des critères de Copenhague définis en 1993 : institutions démocratiques stables, économie de marché viable, ou encore capacité à assumer ses engagements européens et à assimiler de nouveaux membres.

Pour cela, l’État candidat doit accepter d’adopter l’ensemble de la législation européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice l’Union. Ce sont pas moins de 35 chapitres qu’il faut analyser et respecter : respect des droits fondamentaux, des règles du marché intérieur, etc. L’Ukraine ne part pas de rien. En 2013, elle était sur le point de signer un accord d’association avec l’Union européenne, accord pour lequel le pays avait dû intégrer dans son droit une grande partie des règles européennes. Sous la pression de la Russie, l’Ukraine avait alors renoncé à signer cet accord, déclenchant alors le soulèvement “Euromaïdan” qui aboutit à la fuite du président prorusse Viktor Ianoukovitch. En 2014, le nouveau président signa finalement cet accord.

À l’issue de la phase d’intégration du droit de l’Union dans le droit ukrainien, un traité d’adhésion est signé entre les dirigeants des États membres et de l’État candidat, qui devient alors État adhérent. Ce traité doit ensuite être ratifié par les parlements de l’État adhérent et de l’ensemble des 27 États membres. Un seul État peut donc bloquer une adhésion. La procédure est souvent longue.

… IL FAUDRAIT REVOIR RAPIDEMENT LA PROCÉDURE D’ADHÉSION

Les “critères de Copenhague” étant issus d’une déclaration du Conseil européen, ils n’ont pas de valeur juridique contraignante. Il suffirait donc au Conseil européen de revenir sur ces critères par une nouvelle déclaration pour les assouplir, afin de faciliter l’adhésion, décidée à l’unanimité. Suivant cette déclaration, l’appréciation par la Commission du respect de ces critères serait plus rapide et favorable à l’État candidat.

UNE DES CONSÉQUENCES D’UNE ADHÉSION ACCÉLÉRÉE

Cependant, il faut souligner que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, alors même qu’elle subit une invasion militaire, impliquerait l’activation de la “clause d’assistance mutuelle” présente dans le traité sur l’Union européenne, qui prévoit qu’“en cas d’agression armée sur le territoire d’un État membre, les autres États membres doivent lui porter assistance par tous les moyens en leur pouvoir”. Cela pourrait donc entraîner tous les pays de l’Union européenne dans la guerre contre la Russie, à moins que ne soit décidée une procédure d’“opt out” , c’est-à-dire que l’Ukraine ne bénéficierait pas de cette clause.

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Georges-Louis Bouchez propose d’organiser une consultation populaire “pour déterminer notre mixte énergétique”

Bel RTL, “7h50”, Lundi 21 février 2022, 1’30

L’organisation d’une consultation populaire pour une matière fédérale, comme celle de l'énergie nucléaire, est inconstitutionnelle. La Constitution autorise uniquement l’organisation d’une consultation populaire dans les matières régionales. Si Georges-Louis Bouchez veut mettre sa proposition en œuvre, il faut soit réviser la Constitution, soit régionaliser toute la politique énergétique.

Matthieu Nève de Mévergnies, étudiant en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 24 février 2022

A l’occasion des débats tendus sur la sortie du nucléaire en Belgique, Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement Réformateur (MR), propose d’organiser une consultation populaire “pour déterminer notre mixte énergétique”. Le journaliste qui l’interviewe s’étonne: “une consultation populaire, on n’a jamais fait ça au niveau fédéral (…), est-ce vraiment sérieux?” Georges-Louis Bouchez ne tient en effet pas compte de la Constitution, qui n’autorise la consultation populaire que pour les matières régionales.

La Constitution interdit les consultations populaires au niveau fédéral

L’article 33 de la Constitution prévoit que “tous les pouvoirs émanent de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution”. Ceci implique que la Constitution régit de manière exhaustive les institutions amenées à participer à l’exercice du pouvoir. Or, organiser une consultation populaire, c’est exercer une forme de pouvoir. Dans un avis rendu en 1985 déjà (p. 17 du document), le Conseil d’Etat a en effet précisé que, même si le résultat d’une consultation populaire n’est pas juridiquement contraignant (à l’inverse du référendum, qui est juridiquement contraignant), il a un impact tellement important sur les décideurs politiques que ces derniers ne pourront passer outre l’avis de la population. Le Conseil d’Etat estime donc que la consultation populaire au niveau fédéral est inconstitutionnelle.

Cet obstacle juridique a encore été renforcé lors de la révision de la Constitution en 2014. Le nouvel article 39bis de la Constitution autorise désormais l’organisation de consultations populaires, mais exclusivement pour les matières régionales, et donc à l’exclusion des matières fédérales, comme l’ont expressément souligné les travaux parlementaires de cette révision constitutionnelle. Une consultation populaire fédérale est donc aujourd’hui formellement interdite par la Constitution.

Pour prendre au sérieux la proposition de Georges-Louis Bouchez, une première piste serait donc, d’abord, de modifier la Constitution (ce qui impose soit d’attendre les élections de 2024, soit d’organiser de nouvelles élections…).

En revanche, la Constitution autorise les consultations populaires au niveau régional

Comme indiqué ci-dessus, l’article 39bis de la Constitution permet néanmoins l’organisation de consultations populaires au niveau des régions. Une seconde piste serait donc de confier la proposition de Georges-Louis Bouchez aux régions flamande, bruxelloise et wallonne. Mais il faut pour cela, précise la Constitution, que la question relative au “mixte énergétique” relève exclusivement des compétences régionales. Les travaux préparatoires de l’article 39bis précisent encore que “le résultat de la consultation populaire doit être exécutable au niveau régional. Il est dès lors exclu de tenir une consultation populaire sur un thème à propos duquel la région ne peut pas donner suite elle-même”, par exemple parce qu’elle aurait besoin du concours de l’État fédéral.

Or, la loi spéciale de réformes institutionnelles prévoit qu’en matière énergétique, la compétence de l’énergie nucléaire est une compétence qui appartient exclusivement à l’État fédéral. Les travaux parlementaires (p. 12 du document) soulignent bien que l’énergie nucléaire forme “un bloc de compétence homogène pour lequel seule l’autorité nationale est compétente”. La loi spéciale attribue également d’autres pans de la politique énergétique à l’État fédéral, comme celui de la production d’énergie. Dans l’état actuel du droit, le “mixte énergétique” ne relève donc pas exclusivement des compétences régionales. L’organisation, par les régions, d’une consultation populaire relative au mixte énergétique est donc également contraire à la Constitution.

Le président de la N-VA, Bart De Wever, le sait bien, lui qui a proposé, sur les plateaux de la VRT, de régionaliser la compétence de l’énergie nucléaire. En réalité, pour permettre une consultation populaire régionale sur le sujet, il faudrait même régionaliser l’ensemble de la politique énergétique (et pas seulement celle sur l’énergie nucléaire). Et donc trouver une majorité des deux tiers au Parlement, ainsi qu’une majorité dans les deux groupes linguistiques flamand et francophone.

Si l’intention n’est pas de modifier la Constitution, ni de régionaliser la politique énergétique, alors non, une consultation populaire sur le maintien du nucléaire, ce n’est juridiquement pas sérieux.

Contacté par nos soins, Georges-Louis Bouchez reconnaît que la consultation populaire, “qui sous-entend légalement un vote formel” selon lui, est effectivement impossible constitutionnellement en Belgique. Mais ce qu’il propose est une “consultation du public, ce qui n’est en rien interdit. C’est d’ailleurs ce que le gouvernement fédéral va mettre en œuvre dans le cadre de la préparation de la prochaine réforme de l’Etat (consultation organisée par les ministres des Réformes institutionnelles David Clarinval et Annelies Verlinden par le biais d’une plateforme en ligne). Il est possible de faire exactement la même chose au sujet de l’enjeu nucléaire“. Tout dépend-il alors de la méthode utilisée et de la formulation des questions? Non, en droit, si la consultation exerce un impact déterminant sur le sens de la décision politique, elle est inconstitutionnelle. Et tel sera inévitablement le cas au sujet de l’enjeu nucléaire.

Mis à jour le 25 février 2022

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Vincent Van Quickenborne voudrait permettre aux juridictions pénales de prononcer une peine complémentaire de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines “à vie”

Le Soir, 31 janvier 2022

Suite au meurtre de Dean Verbeckmoes, un enfant âgé de seulement quatre ans, par le suspect Dave De Kock, Vincent Van Quickenborne, ministre de la Justice, propose d’allonger la durée de la mise à la disposition du tribunal de l’application des peines, même à vie dans certains cas. Cet allongement est problématique car il ferait perdre à la peine complémentaire son caractère exceptionnel et proportionnel et pourrait violer des droits fondamentaux, notamment garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.

Charlotte de Cartier, étudiante en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // sous la supervision d’Olivia Nederlandt, professeure à l’ULB et professeure invitée à l’USL-B, le 16 février 2022. 

Suite au meurtre de Dean Verbeckmoes, un enfant âgé de seulement quatre ans, et au constat que le principal suspect, Dave De Kock, avait déjà été condamné et avait purgé sa peine pour meurtre d’un enfant de deux ans, Vincent Van Quickenborne, ministre de la Justice, annonce sa volonté de prolonger la durée de la peine de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines, actuellement limitée à quinze ans, voire de l’imposer à vie dans certains cas. Cette proposition semble discutable au vu du principe de proportionnalité des peines et de l’objectif de réinsertion assigné à la peine privative de liberté.

La mise à la disposition du tribunal de l’application des peines, une peine complémentaire depuis 2012

La mise à la disposition du tribunal de l’application des peines (TAP) est une peine complémentaire, tantôt facultative, tantôt obligatoire, qui est prononcée par le juge du fond dans les cas prévus par la loi (entre autres pour sanctionner certains types de récidive, certaines infractions graves, les auteurs d’infractions sexuelles, …). Concrètement, lorsqu’une personne condamnée aura terminé de purger la peine principale, le tribunal de l’application des peines décide, après analyse du risque de récidive, s’il convient de la priver de liberté ou de la libérer sous surveillance. Si la libération sous surveillance est octroyée, la personne condamnée devra respecter une série de conditions. Le contrôle du respect de ces conditions est assuré à la fois par les assistants de justice et le ministère public. À la fin de la période de mise à la disposition du TAP, la personne est définitivement libérée ; néanmoins, deux ans après l’octroi d’une libération sous surveillance, et puis tous les deux ans, elle peut solliciter la levée de la mise à la disposition du TAP.

Cette peine complémentaire n’a été introduite dans le Code pénal qu’en 2012.  Il existait déjà « la mise à la disposition du gouvernement » mais le régime d’application était différent. Or, Dave De Kock, responsable de la mort du jeune Dean, a été condamné avant 2012 pour le meurtre de Miguel, un enfant alors âgé de deux ans. Dave De Kock a donc purgé sa peine principale – 10 ans d’emprisonnement – sans peine complémentaire puisqu’elle n’était pas encore prévue à l’époque. Dave De Kock ne s’est jamais vu octroyer de libération conditionnelle, faute de pouvoir trouver une place dans un centre psychiatrique comme l’exigeait le tribunal de l’application des peines.  

Vu le drame récent et la récidive de David De Kock, le ministre de la Justice a annoncé sa volonté de prévoir, dans le cadre de la réforme du Code pénal, l’extension de la durée maximum de la peine complémentaire de mise à la disposition du TAP, aujourd’hui fixée à 15 ans maximum, vers une durée potentiellement à vie dans certains cas. Cette proposition est toutefois problématique pour plusieurs raisons.

L’allongement de la peine complémentaire pourrait heurter le principe de proportionnalité des peines

Consacré à l’article 49.3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation, le principe de proportionnalité en droit pénal impose que chaque peine prononcée par les juges soit proportionnée par rapport à la gravité des faits commis et par rapport à la personnalité et au parcours de vie du justiciable. Comme le souligne le professeur Franklin Kuty, il doit aussi exister un rapport de proportionnalité entre la peine et les buts qu’elle poursuit : la peine doit tendre non seulement à exprimer la réprobation de la société à l’égard de l’infraction commise, mais à permettre, à terme, la réinsertion du condamné.

La loi sur la mise à disposition du tribunal de l’application des peines impose que la durée de cette peine complémentaire ne puisse être inférieure à 5 ans ou supérieure à 15 ans. La peine complémentaire de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines aboutit à un allongement réel de la peine subie par le condamné. On peut d’ailleurs interroger le caractère « complémentaire » d’une peine de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines lorsque celle-ci excède largement la durée de la peine principale. Si on écope d’une peine de 5 ans de prison, mais avec une peine complémentaire de 15 ans, cette peine de 15 ans est-elle encore réellement “complémentaire”? N’est-elle pas excessive ? 

Cette proposition du Ministre étonne d’autant plus que la commission de réforme du droit pénal a fait le choix de supprimer la peine de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines dans son avant-projet de Code pénal. Pour la commission de réforme, cette peine complémentaire est inconciliable avec le principe de proportionnalité des peines.

Une peine à vie sans possibilité de réinsertion pourrait constituer un traitement inhumain ou dégradant 

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà condamné des États pour avoir imposé une peine inhumaine ou dégradante, en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, lorsque cette peine excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. La peine doit être proportionnée à la gravité de l’infraction, et l’exécution de la peine doit être proportionnée aux objectifs poursuivis par celle-ci. Les lois pénitentiaires assignent comme objectif principal à l’exécution de la peine privative de liberté la préparation de la réinsertion sociale des condamnés. Un condamné qui serait maintenu en prison, sans espoir raisonnable de libération en raison de l’absence ou de la grande insuffisance de moyens déployés pour l’aider à préparer à sa réinsertion en détention, pourrait se trouver dans une situation constituant un traitement inhumain ou dégradant, en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En conclusion, un allongement de la peine de mise à la disposition du tribunal de l’application des peines semble entrer en contradiction avec le principe de proportionnalité des peines et pourrait, en l’absence de moyens réels déployés en prison pour favoriser la réinsertion, constituer un traitement inhumain ou dégradant.

Contacté par nos soins, Vincent Van Quickenborne a indiqué qu’il tiendra compte de ces arguments “dans les analyses ultérieures que nous ferons dans le cadre de la réforme du Code pénal et du dispositif relatif à la mise à disposition du tribunal de l’application des peines”.

Mis à jour le 23 février 2022

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Selon Bart Steukers, administrateur délégué d’Agoria, ne pas se faire vacciner ou tester “c’est déjà une base juridique pour un licenciement”

Het Laatste Nieuws, 28 octobre 2021

Bart Steukers, administrateur délégué d’Agoria, a plaidé pour la possibilité d'utiliser le Covid Safe Ticket dans les entreprises. Mais c’est à tort qu’il s’est appuyé, pour ce faire, sur l’existence d’un droit de licencier les travailleurs non vaccinés ou non testés. Non seulement l’employeur n’a pas accès au statut vaccinal de son personnel. Mais, en outre, le licenciement fondé sur un refus du vaccin ou du test risque d’être considéré comme discriminatoire.

Georgina Skenderi, étudiante en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 16 décembre 2021

A l’occasion des débats portant sur l’imposition d’un passe sanitaire (le Covid Safe Ticket, ou CST), Bart Steukers, administrateur délégué d’Agoria, souhaite permettre aux entreprises qui le jugent utile ou nécessaire de rendre le CST obligatoire pour leurs employés. A l’appui de sa demande, il a notamment affirmé que “celui qui refuse de se faire vacciner ou tester forme une menace pour ses collègues. Ce fait seul, c’est déjà une base juridique pour un licenciement” (traduction libre). Soutenir que l’employé présente une menace pour ses collègues reste à démontrer, mais que cette menace permette actuellement de licencier un travailleur est juridiquement faux. 

Il faut distinguer le droit de rupture de l’employeur et son pouvoir de rupture

Le licenciement d’un travailleur, c’est la rupture de son contrat de travail par la volonté unilatérale de l’employeur. Cette rupture peut se concrétiser de deux manières. La première, c’est le droit de rupture, c’est-à-dire un licenciement conforme aux dispositions légales : soit avec indemnités ou délai de préavis ; soit sans indemnités, pour un motif grave. La seconde façon de licencier est l’exercice d’un pouvoir de rupture : une partie, par exemple l’employeur, rompt le contrat sans respecter les conditions ou les modalités prévues par la loi, voire pour des motifs illicites (discrimination, racisme…). Quelle que soit la manière choisie, il s’agit d’une rupture effective, et l’emploi est perdu pour le travailleur. Mais, le plus souvent, l’usage du pouvoir de rupture coûte cher à l’employeur : il implique à tout le moins le paiement d’indemnités supplémentaires pour l’employé licencié. Quand Bart Steukers prétend qu’il existe une base juridique pour un licenciement, c’est donc nécessairement un droit de rupture qu’il évoque.

Le droit de licencier des personnes refusant de se faire vacciner ou tester n’existe pas

Pour avoir le droit de licencier un travailleur qui refuserait de se faire vacciner ou tester, l’employeur devrait d’abord connaître l’existence de ce refus. Or, à l’heure actuelle, aucune règle ne permet d’imposer le Covid Safe Ticket (CST) aux employés sur leur lieu de travail, ni de faire connaître à l’employeur le statut vaccinal de ses employés. Il s’agit d’une donnée personnelle dont l’accès et le traitement est protégé, notamment par le R.G.P.D. L’usage du CST est même explicitement interdit “à des fins autres que celles stipulées dans le présent accord de coopération”, et donc notamment sur les lieux de travail (art. 17, §7). L’entreprise peut obtenir une indication en données agrégées et anonymes du pourcentage de son personnel vacciné, mais l’accès aux données individualisées est illégal. Pour cette seule raison déjà, l’affirmation d’Agoria ne tient pas.

Ensuite, considérer le refus de se faire vacciner ou tester comme un motif grave ou un motif raisonnable, permettant à l’employeur d’exercer son droit de rupture, serait juridiquement compliqué. Un tel licenciement conduirait en effet à traiter différemment les personnes vaccinées ou testées et les autres. Or, une telle distinction serait fondée sur un critère dit “protégé” par la loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination : le critère de l’état de santé. La distinction doit alors être justifiée par un but légitime, et les moyens de réaliser ce but doivent être “appropriés et nécessaires”. Agoria n’explique pas son objectif, même si on devine qu’il s’agit à la fois de protéger la santé des travailleurs et le fonctionnement des entreprises. Si un tel but pourrait sans doute être considéré comme légitime, il est bien plus délicat d’affirmer que le licenciement des personnes non testées ou non vaccinées serait d’ores et déjà approprié et nécessaire, notamment au vu des multiples autres mesures moins attentatoires aux droits des travailleurs prises depuis le début de la crise sanitaire.

Seule la loi peut créer un tel motif de licenciement

Ces obstacles juridiques sont en réalité bien connus. Ils sont au cœur des débats relatifs aux sanctions à imposer au personnel soignant qui refuserait la future vaccination obligatoire. C’est bien par une loi que le gouvernement tente actuellement de donner accès au statut vaccinal pour les employeurs du secteur des soins de santé. Et toujours dans la loi qu’il inscrira le but légitime poursuivi, et la proportionnalité de la mesure de licenciement pour garantir cet objectif. 

Impossible donc de justifier aujourd’hui un droit pour l’employeur de licencier un travailleur non vacciné ou non testé. Il faudrait plusieurs interventions du législateur : pour permettre à l’employeur de connaître le statut vaccinal de ses employés, d’abord ; et pour justifier la différence de traitement que cela créerait entre les vaccinés et les non vaccinés, ensuite. En réalité, faire bouger le législateur est bien l’objectif poursuivi par l’intervention d’Agoria dans la presse, mais en faisant croire à tort qu’un licenciement était déjà possible.

Contactée par nos soins, Agoria nous confirme être tout à fait d’accord avec cette analyse : “aujourd’hui il n’y a pas de base juridique autorisant un employeur à rendre le CST obligatoire sur le lieu de travail”.

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Trois bourgmestres bruxellois se plaignent de sans-papiers délinquants qui ne pourraient être ni expulsés ni détenus

BX1, 29 novembre 2021

Un étranger présent sur le territoire, qu’il soit en séjour légal ou illégal, est soumis aux dispositions du Code pénal et peut donc, s’il a commis une infraction, être poursuivi, détenu préventivement et condamné pénalement. En revanche, l’expulsion ne peut être prononcée comme peine. Et le fait que certains étrangers ne soient pas expulsables en raison de la situation dans leur pays ne les protège pas contre les poursuites pénales.

Loïc Dupont, étudiant en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // sous la supervision de Agathe de Brouwer, avocate et assistante, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 15 décembre 2021

Dans une lettre adressée à différents ministres, les bourgmestres Cécile Jodogne (Schaerbeek), Emir Kir (Saint-Josse) et Ridouane Chahid (Evere), s’inquiètent du manque de sécurité et des infractions commises par un certain nombre de personnes sans papiers, demandeuses d’asile ou transmigrantes, autour de la Gare du Nord. Selon eux, “les actions de la police locale n’ont aucun résultat, puisque la plus grande partie (les Érythréens et les Soudanais) ne sauraient être expulsés. Les personnes concernées ne peuvent dès lors pas davantage être détenues et les personnes arrêtées sont ensuite relâchées”. Or, qu’une infraction soit commise par des Belges ou par des étrangers, elle est punie de la même manière par la loi. Quant à la question de l’expulsion, elle ne peut pas être considérée comme une peine.

Comme tout Belge, l’étranger sans papier qui commet une infraction peut être condamné

La question du traitement des étrangers ayant commis une infraction est traitée par le Code pénal. Peu importe que l’infraction soit commise par des Belges ou par des étrangers sur le territoire national, celle-ci est punie selon les modalités prévues par la loi. C’est ce qu’on appelle le principe de territorialité. Par exemple, en ce qui concerne le trafic de drogue, ce dont il est en partie question autour de la Gare du Nord, les coupables pourront être punis d’un emprisonnement de trois mois à cinq ans, peu importe leur nationalité. Ce principe de territorialité est appliqué par la majorité des pays européens. 

Il existe néanmoins quelques exceptions à ce principe. C’est notamment le cas des immunités personnelles qui s’attachent à certains diplomates. Ceux-ci ne peuvent alors pas être jugés par les tribunaux belges. Mais il n’y a pas d’immunité pour les personnes qui séjournent illégalement sur le territoire. Celles-ci sont soumises aux lois pénales en vigueur sur le territoire belge et peuvent être poursuivies et arrêtées le cas échéant. 

Dans leur lettre, par ailleurs, les bourgmestres ne font pas de différence entre l’arrestation administrative et l’arrestation judiciaire, alors que ces deux arrestations ont des causes et des conséquences totalement différentes. Si un étranger cause des troubles à l’ordre public, il pourra être arrêté administrativement, mais devra être libéré assez rapidement. La durée d’une arrestation administrative est de douze heures maximum. Faute d’alternative, la plupart d’entre eux retourneront probablement Gare du Nord. En revanche, si ces étrangers en séjour illégal sont suspectés d’infractions suffisamment graves, ils peuvent être arrêtés judiciairement et éventuellement placés sous mandat d’arrêt, ce qui prolongera leur privation de liberté. Ils peuvent ensuite être jugés et, le cas échéant, condamnés à des peines d’amendes, de travail ou de prison.

L’expulsion n’est pas une peine en Belgique

Quant à l’expulsion, elle ne constitue pas une sanction pénale, et elle ne constitue pas, en soi, une mesure privative de liberté. Afin de pénétrer sur le territoire belge, il est nécessaire de pouvoir présenter les documents adéquats. Il est également nécessaire d’obtenir une autorisation valable pour pouvoir y séjourner plus de nonante jours. Les étrangers qui ne respectent pas ces exigences peuvent recevoir un ordre de quitter le territoire délivré par l’Office des étrangers. Et c’est seulement si cette mesure ne peut pas être exécutée directement que l’étranger peut être détenu en vue d’un futur éloignement, “en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement”. Ainsi, si des étrangers en séjour irrégulier sont arrêtés administrativement, ils peuvent être envoyés dans un centre fermé en vue de leur expulsion.

Si les étrangers expulsables ont par ailleurs commis une infraction, ils peuvent être détenus, poursuivis et condamnés. Mais ils ne peuvent pas être condamnés à l’expulsion, qui n’est pas une sanction prévue par la loi, contrairement à ce qui prévaut en France par exemple. Dans certains cas, une personne condamnée à une peine privative de liberté en Belgique peut être renvoyée dans son pays pour y purger sa peine. Cette mesure, assez rare, est soumise à des conventions strictes. Dans d’autres cas, une personne condamnée peut être libérée pour pouvoir être expulsée. Selon la Cour de Cassation, toutefois, cette  libération et l’expulsion qui s’ensuit ne constituent pas un “mode d’exécution de la peine privative de liberté”. Si la personne expulsée revient en Belgique, elle devra purger le reste de sa peine.

Non-expulsable ne signifie pas non-condamnable

En ce qui concerne les étrangers venant du Soudan ou d’Erythrée enfin, d’où seraient originaires la plupart des personnes visées par la lettre des bourgmestres, leur cas est particulier. Vu la situation actuelle dans leur pays, leur expulsion risquerait de mettre en danger leur intégrité physique ou morale. S’ils prouvent que leurs droits fondamentaux ne peuvent être respectés dans leurs pays d’origine, alors la Belgique ne peut pas les expulser, comme cela a été confirmé plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l’homme. Ils restent néanmoins susceptibles de poursuites et condamnations pénales en Belgique. S’ils sont condamnés, ils ne pourront donc pas être renvoyés dans leur pays d’origine pour y purger leur peine, et ils ne pourront pas davantage être libérés en vue d’une expulsion. Mais, contrairement à ce que laissent entendre les bourgmestres, cela n’empêche évidemment pas qu’ils soient détenus préventivement ou qu’ils purgent leur peine en Belgique, comme tout autre auteur d’une infraction sur le territoire belge.  L’exaspération des bourgmestres est sans doute moins une question de droit qu’une question de moyens. Afin de poursuivre, détenir et condamner les auteurs présumés d’infractions dans le quartier Nord, il faut disposer d’effectifs policiers et judiciaires en suffisance. Pour les Belges comme pour les étrangers, avec ou sans papiers, ce n’est apparemment actuellement pas le cas.

Contactés par nos soins, les trois bourgmestres concernés n’ont pas répondu à nos sollicitations.

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Mélissa Hanus, députée socialiste, entend introduire un recours pour priver le Vlaams Belang de financement public.

Le Soir, 19 novembre 2021

Mélissa Hanus compte convaincre six autres députés de la Commission de contrôle des dépenses publiques de la Chambre d’introduire un recours au Conseil d’Etat pour priver le Vlaams Belang de dotations publiques. Si elle y parvient, les sept députés devront prouver en quoi le Vlaams Belang a montré une hostilité manifeste aux droits fondamentaux. En 2011, une tentative similaire avait échoué, principalement pour des raisons de timing des preuves.

Jeanne le Hardÿ de Beaulieu, étudiante en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // sous la supervision de Marie-Sophie de Clippele, chargée de recherche FNRS, professeure invitée, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 6 décembre 2021 (mis à jour le 7 décembre 2021)

Mélissa Hanus, députée socialiste (PS), a annoncé son projet d’introduire un recours au Conseil d’État en vue de priver le Vlaams Belang, parti politique flamand d’extrême droite, de dotation. Selon les chiffres bruts analysés par des chercheurs de la KULeuven, les dotations publiques du Vlaams Belang s’élevaient à 7,9 millions en 2020. Les partis politiques ont aussi d’autres sources de revenus, notamment les cotisations des membres et les contributions des mandataires, mais ces revenus ne représentent qu’un faible pourcentage de leur financement. Dans le cas du Vlaams Belang, selon les mêmes chercheurs, ce pourcentage est d’à peine 7 %, les contributions publiques représentant les 93 % restant. Si le projet de Mélissa Hanus venait à aboutir, les conséquences seraient donc considérables pour le parti politique flamand.

Comment l’Etat finance les partis politiques

La réglementation concernant le financement des partis politiques se trouve dans une loi adoptée en 1989. Cette loi prévoit que chaque parti qui est représenté à la Chambre des représentants par au moins un parlementaire a droit à une dotation à condition que son programme ou ses statuts comprennent un engagement “à faire respecter par ses différentes composantes et par ses mandataires élus, au moins les droits et les libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et par les protocoles additionnels à cette Convention en vigueur en Belgique. La dotation, dont le montant est également fixé conformément à la loi de 1989, doit être reçue par une institution constituée sous forme d’une ASBL désignée par le parti politique. En ce qui concerne le Vlaams Belang, il s’agit principalement de l’ASBL Vrijheidsfonds. 

Comment l’Etat peut priver un parti de financement

La loi de 1989 prévoit une procédure qui permet de suspendre ou de diminuer les dotations d’un parti politique. Elle prévoit qu’un parti qui « par son propre fait, ou par celui de ses composantes, de ses listes, de ses candidats, ou de ses mandataires élus montre de manière manifeste et à travers plusieurs indices concordants son hostilité envers les droits et libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » peut être privé de contributions publiques, à la requête de membres de la Commission de contrôle des dépenses électorales de la Chambre. C’est la section d’administration du Conseil d’État qui est compétente pour décider de supprimer pour une période comprise entre trois mois et un an, ou de diminuer, les subsides d’un parti politique. Cependant, Mélissa Hanus ne pourra pas introduire sa demande seule. Il faut au moins sept députés de la Commission de contrôle des dépenses électorales de la Chambre pour introduire un tel recours. Deux des membres de cette Commission, appartenant également au Parti Socialiste, lui ont déjà manifesté leur soutien.

Si elle obtient les quatre soutiens qui lui manquent encore, les sept députés devront ensuite prouver que le Vlaams Belang montre une hostilité manifeste envers les droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et les protocoles additionnels. La Cour constitutionnelle a déjà eu l’occasion de se prononcer quant au sens du mot “hostilité” tel que repris dans la loi de 1989. Elle adopte une interprétation stricte en expliquant que le terme « hostilité » se comprend “comme une incitation à violer une norme juridique en vigueur (notamment, une incitation à commettre des violences et à s’opposer aux règles susdites)”. Elle ajoute qu’« il appartient en outre aux hautes juridictions dont dépend la mesure en cause de vérifier que l’objet de cette hostilité est bien un principe essentiel au caractère démocratique du régime ». Le Conseil d’État a, quant à lui, expliqué « qu’inciter signifie encourager, pousser à ce qui implique de donner une forte impulsion ou un stimulus psychologique qui contribue aux effets dommageables actuels, directs ou qui à tout le moins les rend très probable ». Il précise ensuite qu’être hostile implique l’existence de sentiments forts et de pensées de rejet et de haine. Les simples opinions qui n’incitent pas manifestement à des violations ne suffisent donc pas pour rendre la loi de 1989 applicable. 

Pour appuyer le recours des députés de la Commission de contrôle, Mélissa Hanus explique avoir réuni 130 preuves, qu’elle ne dévoile toutefois pas, et qui lui permettront de prouver l’incitation manifeste à s’opposer. Toutefois, le recours doit être introduit dans les soixante jours après que les requérants auront eu connaissance de l’élément de preuve le plus récent qu’ils apportent. À défaut, la demande sera rejetée pour avoir été introduite trop tardivement. 

Les pièges de la procédure

En 2006, un ensemble de personnalités politiques belges avaient déjà introduit un recours devant le Conseil d’État en vue de faire supprimer la dotation allouée au Vlaams Belang. Ce recours avait été rejeté parce que la plupart des faits invoqués étaient connus depuis plus de 60 jours par les requérants. Et le seul fait survenu au cours des soixante jours précédant la requête ne prouvait pas suffisamment que le Vlaams Belang était manifestement hostile aux droits et libertés fondamentales. La demande a donc été déclarée irrecevable, car introduite trop tardivement par rapport à la prise de connaissance des faits. 

Les députés de la Commission de contrôle devront donc être particulièrement prudents, tant au niveau du timing de l’introduction de leur demande, qu’au niveau des preuves de l’hostilité du Vlaams Belang, s’ils espèrent remporter le recours. A la lecture de l’arrêt du Conseil d’Etat, rendu en 2011, 5 ans après l’introduction du recours, après deux élections et bien d’autres péripéties juridiques (notamment un passage par la Cour constitutionnelle), cela promet en tout cas d’être compliqué.

Contactée par nos soins, Mélissa Hanus n’a pas réagi à nos sollicitations.

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Trois bourgmestres de la périphérie bruxelloise veulent imposer la présence d’un membre du personnel néerlandophone dans l’Horeca

VRT, 25 octobre 2021

Les bourgmestres de trois communes situées en périphérie bruxelloise veulent imposer la présence permanente d’un membre du personnel parlant le néerlandais à leurs établissements Horeca. Une telle exigence est manifestement contraire à la liberté d’emploi des langues garantie par la Constitution, tout comme à la libre circulation des travailleurs consacrée dans l’Union européenne.

Linda Draoui, étudiante en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 18 novembre 2021

Les bourgmestres de trois communes situées en périphérie bruxelloise veulent imposer une nouvelle règle à leurs établissements Horeca. Ils estiment qu’au moins un membre du personnel doit être en mesure de parler le néerlandais en cas d’urgence : “supposons que quelqu’un tombe malade au restaurant. Un membre du personnel devrait pouvoir demander s’il y a un médecin dans la pièce, non ? Ou si un incendie se déclare, quelqu’un ne devrait-il pas être en mesure de donner des instructions pour l’évacuation ? explique le bourgmestre de Beersel, Hugo Vandaele (CD&V). Selon lui, tout comme pour ses collègues Mark Snoeck (Sp.a), bourgmestre de Hal, et Luc Deconinck (N-VA), bourgmestre de Leeuw-Saint-Pierre, il est donc logique d’imposer à ces établissements la présence permanente d’un membre du personnel parlant le néerlandais. Les trois bourgmestres s’asseyent ainsi tant sur la Constitution que sur le droit européen.

L’emploi des langues en Belgique est libre

La Belgique compte trois langues officielles (le français, le néerlandais et l’allemand). L’article 30 de la Constitution n’en garantit pas moins la liberté d’emploi des langues. Les seules exceptions sont réservées aux législateurs qui peuvent régler l’emploi des langues dans quelques domaines particuliers, notamment dans les relations sociales, au sein des entreprises et des associations. Le principe est donc la liberté, et la réglementation doit être l’exception. L’emploi de l’une ou l’autre langue au sein d’un établissement Horeca reste donc entièrement libre.

Les bourgmestres tentent d’emblée de se couvrir : ils prétendent ne pas régler “l’emploi des langues” : on pourra toujours parler la langue de son choix au restaurant, que ce soit avec ses amis ou avec le serveur. Mais en imposant des compétences linguistiques aux membres du personnel de l’horeca, les bourgmestres concernés s’ingèrent incontestablement dans les règles d’emploi des langues. Les lois sur l’emploi des langues en matière administrative prévoient en effet des obligations de compétence linguistique (voy. par exemple leurs articles 38 et 43)  – mais pour les agents de l’Etat ou des communes. Pas pour du personnel issu du secteur privé, dont fait partie l’Horeca.

Or, les communes ne sont tout simplement pas compétentes pour régler l’emploi des langues dans le secteur privé. En effet, de deux choses l’une. Soit les mesures envisagées s’inscrivent dans le cadre des relations sociales entre l’employeur et l’employé, et dans ce cas l’article 129 de la Constitution réserve la compétence de régler l’emploi des langues au seul décret flamand, et pas aux règlements communaux. Soit il ne s’agit pas de relations sociales, et dans ce cas l’article 30 de la Constitution empêche toute réglementation. C’est la liberté qui doit prévaloir.

Régler l’emploi des langues dans l’Horeca est aussi contraire au droit européen

La réglementation proposée par les bourgmestres n’est pas seulement contraire au droit belge. Elle viole aussi le droit européen, en particulier la liberté de circulation des travailleurs en Europe.

La Cour de justice de l’Union européenne a en effet jugé en 2013 que le décret flamand régissant l’emploi des langues en matière de relations sociales entre employeurs et travailleurs était incompatible avec la liberté de circulation. Selon la Cour, le droit européen s’oppose en effet “à toute mesure qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, des libertés fondamentales garanties par le traité”, sauf si la mesure est justifiée par un objectif d’intérêt général, et si elle est adéquate et nécessaire pour garantir cet objectif.

Le nouveau règlement voulu par les trois bourgmestres risque à l’évidence de gêner ou rendre moins attrayant le travail en Belgique, pour les ressortissants européens. A supposer même que l’objectif poursuivi puisse être considéré comme légitime (mais l’objectif de sécurité invoqué peut-il vraiment être limité aux seuls locuteurs néerlandophones?), il paraît néanmoins difficile de considérer la mesure comme adéquate ou nécessaire. Rien ne démontre que les multiples exigences légales en matière de sécurité seraient actuellement insuffisantes pour assurer la sécurité des clients de l’Horeca. Les bourgmestres ne justifient pas davantage que la seule connaissance du néerlandais serait un aspect déterminant de l’appel efficace à un médecin ou aux services d’urgence : la loi sur le service d’appel d’urgence 112, par exemple, prévoit au contraire que “tout appel doit pouvoir être traité au moins dans les trois langues nationales et en anglais”. Ce service de secours multilingue, d’ailleurs harmonisé au niveau européen, rend d’autant plus superflue la mesure envisagée. Le nouveau règlement communal envisagé porte donc aussi atteinte de manière disproportionnée au droit européen.

Contacté par nos soins, les trois bourgmestres n’ont pas répondu à nos sollicitations.

 

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Selon Luc Hennart : “D’un point de vue pénal, il n’y a rien de particulier dans les violences faites aux femmes”.

DH Radio, “Il faut qu’on parle”, 18 octobre 2021, 2’.

Selon Luc Hennart, président honoraire du tribunal de première instance de Bruxelles : “D'un point de vue pénal, il n'y a rien de particulier dans les violences faites aux femmes. (...) Selon moi, il ne faut pas singulariser toutes les violences mais les combattre toutes de la même manière”. Or, cette affirmation contredit la Convention d’Istanbul, qui prône une approche particulière et systémique du problème afin de lutter efficacement contre les violences de genre.

Clémence Merveille, assistante à l’Université Saint-Louis - Bruxelles et avocate en droit public, le 10 novembre 2021.

À Bruxelles, une nouvelle vague de protestations s’est levée suite à une affaire de viols présumés dans deux bars ixellois. Le mouvement a rapidement été très relayé sur les réseaux sociaux et deux manifestations ont eu lieu afin d’interpeller les autorités. Les faits dénoncés suivent un mode opératoire classique, qui prend cours dans de nombreux autres bars et boîtes de nuit ; celui de placer de la drogue dans le verre des femmes, afin de plonger celles-ci dans un état de “soumission chimique” et de commettre sur elles des viols et agressions sexuelles.  

Luc Hennart, président honoraire du tribunal de première instance de Bruxelles, s’est exprimé au sujet de ces violences sexistes et sexuelles et, plus précisément, sur l’inscription du féminicide dans le Code pénal. Il soutient que “D’un point de vue pénal, il n’y a rien de particulier dans les violences faites aux femmes. (…) Selon moi, il ne faut pas singulariser toutes les violences mais les combattre toutes de la même manière. Or, cette idée est manifestement contraire à l’esprit de la Convention d’Istanbul, que la Belgique a ratifiée en 2016.

La singularité des violences faites aux femmes est reconnue par le droit international

Cette opinion exprimée est le contraire de ce qui est prescrit par la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite “Convention d’Istanbul”, dont la Belgique est État-partie. 

Son article premier indique qu’elle a pour but de “concevoir un cadre global, des politiques et des mesures de protection et d’assistance pour toutes les victimes de violence à l’égard des femmes et de violence domestique (…) de soutenir et d’assister les organisations et services répressifs pour coopérer de manière effective afin d’adopter une approche intégrée visant à éliminer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.”

La Convention a donc principalement pour objectif d’adopter une approche intégrée et d’obliger les États signataires à prendre des mesures concrètes, législatives ou autres, afin de lutter efficacement contre la violence à l’égard des femmes. 

Par approche intégrée, il y a lieu d’entendre la mise en place d’une perspective d’égalité de genre à tous les stades et à tous les niveaux des mesures prises, au moyen de politiques publiques, programmes ou projets. Pendant très longtemps, l’essentiel des politiques étaient basées sur les besoins du groupe dominant et étaient elles-mêmes décidées par ce même groupe dominant, à savoir les hommes. La Convention d’Istanbul prône donc désormais une approche intégrée de l’égalité, qui permet, notamment en associant des femmes aux processus décisionnels et en tenant compte des besoins et de leurs situations spécifiques, une lutte plus efficace contre les violences de genre.  

Son préambule précise d’ailleurs d’emblée que “la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation. (…) que la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes est fondée sur le genre, et que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes”. 

La violence faite aux femmes ne peut donc pas être traitée juridiquement comme n’importe quelle autre violence

La problématique des violences faites aux femmes ne peut être réglée comme toutes les autres, précisément en raison de son aspect systémique et omniprésent dans la société et des rapports de force qui sont en jeu, amenant ainsi les États-membres du Conseil de l’Europe à élaborer cette Convention. 

La Belgique s’est donc engagée à ne pas traiter les violences faites aux femmes de la même manière que les autres violences, mais bien via une approche singulière. Elle doit donc mettre en place des politiques publiques et prévoir des récoltes de données spécifiques. Il lui incombe également, selon la Convention d’Istanbul, de former et sensibiliser les personnes qui prennent en charge les victimes, comme la police, le milieu médical ou la magistrature, mais aussi le grand public. Il doit, de même, être apportés aux victimes, une protection et un soutien adaptés à leur situation, tenant compte de la discrimination qu’elles vivent d’emblée en tant que femmes et des difficultés supplémentaires qui en découlent. Enfin, doivent en conséquence être adaptés, le droit matériel, le processus d’enquêtes ainsi que les poursuites. 

L’Etat belge est tenu d’adopter une approche différenciée

En octobre 2020, le rapport d’évaluation fait par le groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) quant à l’application de la Convention en Belgique recensait bon nombre de mesures complémentaires qui devraient être prises par la Belgique, comme par exemple : 

Assurer que les programmes (…) intègrent une approche uniforme fondée sur le genre et la déconstruction des stéréotypes” ou encore: “Doter les services répressifs et judiciaires des ressources, connaissances et moyens nécessaires pour répondre rapidement et de manière adéquate à toutes les formes de violence visées par la convention.”

De manière générale, le rapport met en exergue le manque de véritable reconnaissance du lien systémique entre les violences faites aux femmes et l’organisation de la société, dans la mise en place des mesures et politiques pour appliquer les préceptes de la Convention. Les autorités belges sont exhortées à prendre des mesures pour assurer que la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul intègre une réelle perspective de genre. 

L’Etat belge est donc encore loin de respecter l’ensemble des obligations auxquelles il s’était engagé juridiquement en ratifiant la Convention d’Istanbul. Concernant l’inclusion du féminicide dans le Code pénal, bien que cela ne soit pas prescrit explicitement par la Convention, cette démarche s’inscrirait certainement dans l’esprit de celle-ci (à condition que cette avancée législative soit accompagnée d’une politique globale, pour lutter efficacement contre toutes les formes de violence de genre). 

In fine, et comme l’illustre cette déclaration du président honoraire du tribunal de première instance de Bruxelles, la Convention et ses implications restent encore trop mal connues des praticien.ne.s du droit et des magistrat.e.s. 

Malgré nos recherches, il n’a pas été possible de contacter Luc Hennart pour lui permettre de réagir. Toute erreur ou tout commentaire peut néanmoins nous être envoyé : contact-be@lessurligneurs.eu

 

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Selon Kattrin Jadin “l’interdiction d’un genre à une manifestation est contraire aux droits fondamentaux de notre État”

Le Vif, 29 septembre 2021

Il est tout à fait possible d’organiser un événement non-mixte. La loi autorise ce genre de différences de traitement à condition qu’elles soient suffisamment justifiées. Dire qu’un tel évènement est toujours contraire aux droits fondamentaux doit donc être nuancé. Dans le cas de la marche dénoncée par Kattrin Jadin, le problème est surtout que ses organisateurs n'ont pas suffisamment expliqué l’objectif poursuivi.

Ysaure Fally, étudiante en droit, Université Saint-Louis - Bruxelles // sous la supervision de Jogchum Vrielink, professeur de droit et discrimination des genres, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 2 décembre 2021

Suite à sa participation à la marche réservée aux femmes, organisée dans le cadre des Rencontres écologiques d’été, la secrétaire d’État à l’égalité des genres, à l’égalité des chances et de la diversité, Sarah Schlitz a subi de nombreuses critiques, notamment de la part de Kattrin Jadin, députée MR. A l’occasion du débat mené au Parlement sur ce sujet, Kattrin Jadin a affirmé que “l’interdiction d’un genre à une manifestation n’est pas le bon chemin et est même contraire aux droits fondamentaux de notre État“. Juridiquement, ces propos doivent être nuancés.

Une distinction entre les femmes et les hommes est en principe interdite dans toute activité accessible au public

La marche pour les femmes a été organisée par Etopia, le centre d’étude du parti politique Ecolo, c’est-à-dire le parti de la Secrétaire d’État Sarah Schlitz. Le but de cette marche était de pouvoir échanger librement sur ce que les femmes et les groupes les plus vulnérables ont vécu durant les confinements dus à la pandémie. Ici, la question n’est donc pas de savoir si Sarah Schlitz a eu raison d’assister à cette marche, mais bien de savoir si l’organisation d’une telle marche est contraire aux droits fondamentaux, comme l’a dénoncé Kattrin Jadin. 

Initiée par une association politique, cette marche n’émane donc pas d’une autorité publique, ni d’un fournisseur de bien ou de service, mais elle était ouverte au public. Cela implique que des différences de traitement entre les femmes et les hommes peuvent être acceptées mais uniquement sous certaines conditions. Les articles 10, al. 3, et 11 bis de notre Constitution garantissent en effet l’égalité entre les hommes et les femmes, et l’égal exercice de leurs droits et libertés. Ce principe d’égalité et de non-discrimination est aussi garanti par le droit européen, et par la loi, et notamment par la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes. Cette dernière loi s’applique à toutes les personnes, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, notamment en ce qui concerne l’accès, la participation et tout autre exercice d’une activité économique, sociale, culturelle ou politique “accessible au public”. Dans ce cadre, une distinction qui est directement fondée sur le sexe constitue une discrimination, à moins qu’elle ne soit “objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but sont appropriés et nécessaires”.

Une marche réservées aux femmes ne discrimine pas pour autant les hommes

On parle donc de discrimination lorsqu’une personne ou un groupe de personnes est traité d’une façon moins favorable en raison d’une caractéristique, comme leur sexe, sans justification acceptable. En faisant de cette marche une marche exclusivement réservée aux femmes, il y a effectivement une différence de traitement envers les hommes. Mais une telle différence de traitement peut être justifiée, et n’est donc pas nécessairement contraire aux droits fondamentaux. 

En réalité, dans toutes sortes de situations, des différences de traitement entre hommes et femmes ou des initiatives non-mixtes sont admises. Ainsi, par exemple, les mouvements de jeunesse qui sont réservés à un genre, les women’s running ou tout autre événement, compétition ou rassemblement sportif réservés aux femmes ou aux hommes, des lieux d’accueil, de prévention, de soins ou de détention non mixtes, etc. La cour d’appel de Liège a jugé en 2014 que des clubs de fitness pouvaient être réservés aux femmes, sans que cette différence de traitement ne soit jugée discriminatoire. L’objectif de “permettre aux femmes qui n’osaient, ne voulaient, ou encore ne pouvaient s’inscrire dans un club de fitness mixte” a été considéré comme légitime par la cour.

Dans le cadre de la marche d’Etopia, les règles applicables sont celles des activités accessibles à un public extérieur. Il s’agit de règles à peine moins strictes que celles imposées aux pouvoirs publics, ou que celles imposées pour la fourniture de biens ou de services. Il faut donc toujours, pour que la différence de traitement soit acceptable, démontrer que le but est légitime et que la mesure est appropriée et nécessaire. C’est sans doute sur ce point que les organisateurs de la marche sont restés trop silencieux. Il est pourtant reconnu qu’un groupe de parole non mixte offre un sentiment d’entraide féminine et de sécurité pour discuter de certains sujets compliqués, par exemple sur le sujet des violences conjugales. Il va de soi que les femmes ne sont pas les seules à subir ces violences, mais celles qui y ont été sujettes auront plus de difficulté à s’exprimer en présence d’hommes. Un tel but pourrait donc être considéré comme légitime et la non mixité pourrait, à cette fin, être considérée comme appropriée et nécessaire. Cet objectif n’a cependant pas été explicitement invoqué ou expliqué par les organisateurs de la marche.

Les propos de Kattrin Jadin, qui généralisent le reproche à toute manifestation non mixte, sont donc excessifs, dès lors qu’il est tout à fait possible de prévoir certaines différences de traitement. Ce n’est qu’en l’absence d’un but légitime, ou en cas de mesure inappropriée ou inutile, que l’interdiction d’un genre à une manifestation serait contraire aux droits fondamentaux.

Contactée par nos soins, Kattrin Jadin n’a pas répondu à nos sollicitations.

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Fabian Maingain (DéFI) veut imposer le Covid Safe Ticket pour accéder aux lieux de culte à Bruxelles

La Libre, 20 septembre 2021

Imposer le Covid Safe Ticket pour accéder aux lieux de culte peut être disproportionné. Des mesures alternatives moins attentatoires au droit à la protection des données et à la liberté d’exercer sa religion de façon collective sont possibles. L’utilisation du Covid Safe Ticket doit rester exceptionnelle, c’est-à-dire limitée aux situations où d’autres mesures pour lutter contre la propagation du virus ne peuvent être mises en place.

Matthieu Nève de Mévergnies, étudiant en droit, Université Saint-Louis – Bruxelles // sous la supervision de Marie-Sophie de Clippele, chargée de recherche FNRS, professeure invitée, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 5 novembre 2021

Fabian Maingain (DéFI) défend l’idée qu’il faudrait imposer le Covid Safe Ticket (CST) dans les lieux de culte à Bruxelles, à l’instar de l’Horeca et de l’évènementiel. À première vue, cette mesure paraît efficace et cohérente au vu des autres secteurs impactés, mais elle mène en réalité à un conflit avec d’autres droits fondamentaux, spécialement la liberté de religion et la protection de la vie privée. Il faut donc en vérifier la proportionnalité.

Les limitations à la liberté de religion doivent être proportionnées…

La liberté d’exercer sa religion de façon collective, consacrée par l’article 19 de la Constitution, est considérée en Belgique comme un droit fondamental, et les limites à cette liberté sont contrôlées par les juges. Ainsi, le Conseil d’État peut réaliser un examen approfondi des mesures qui portent atteinte à la liberté de religion, comme par exemple l’obligation de présenter un CST pour accéder aux lieux de culte. 

Au début de la pandémie, le Conseil d’État a validé les diverses mesures prises par les autorités pour lutter contre la propagation du virus, en ce compris celles qui portaient atteinte à la liberté de religion. Mais avec l’évolution de la pandémie, son contrôle est devenu plus strict. Ainsi, le 8 décembre 2020, le Conseil d’État a décidé que les mesures sanitaires limitaient à ce point la liberté de religion (pas d’assouplissements contrairement à d’autres secteurs, pas de possibilité de célébrer une fête religieuse avec les autres fidèles…) qu’elles en étaient devenues excessives par rapport à l’objectif de protection de la santé publique. Cette décision explique en outre que l’exercice collectif de la liberté de religion doit être interprété de la manière dont les fidèles d’une religion l’entendent, notamment pour des célébrations requérant le respect d’un certain rituel. Le Conseil d’État précise à cette occasion qu’il ne peut se substituer aux croyants et se prononcer sur l’interprétation ou l’importance des célébrations et rituels religieux. D’autres affaires à la même période rejettent cependant l’argument de la liberté de religion, jugeant d’autres restrictions (notamment la limitation à 15 personnes par célébration) nécessaires “pour préserver la santé publique dans le cadre de la pandémie de coronavirus”. En cette matière, tout est donc affaire de proportionnalité : il faut prendre toutes les mesures nécessaires, mais strictement et uniquement les mesures nécessaires.

L’adoption d’une nouvelle mesure limitant la liberté de religion, comme l’imposition d’un CST pour accéder aux lieux de culte, doit donc être proportionnée à l’objectif sanitaire poursuivi. Un des critères d’appréciation de la proportionnalité consiste à se demander si aucune autre mesure ne peut être prise pour atteindre l’objectif de protéger la santé publique, qui serait moins attentatoire à la liberté de religion. On pourrait soutenir que la poursuite des gestes barrières et le port du masque suffisent à garantir la protection de la santé publique dans les lieux de culte (article 20, 13° et 14° et article 22, §1er, alinéa 2 de l’arrêté royal du 28 octobre 2021). L’utilité du CST semble d’ailleurs surtout justifiée là où la distanciation et/ou le port du masque ne sont pas possible (comme dans les salles de sport ou les restaurants). L’imposition d’un CST dans les lieux de culte, où la distanciation et le port du masque sont possibles, n’est donc pas manifestement nécessaire, surtout eu égard à l’évolution moins préoccupante de la pandémie, même s’il est vrai qu’à Bruxelles la situation sanitaire reste plus grave que dans les deux autres régions (Flandre et Wallonie), justifiant peut-être des mesures plus attentatoires aux libertés publiques. 

…tout comme les limitations au droit à la protection des données personnelles

L’argument de la proportionnalité est par ailleurs repris par l’Autorité de Protection des Données (APD), soucieuse du droit au respect de la vie privée, lorsque celle-ci vérifie la compatibilité du Covid Safe Ticket avec les principes fondamentaux de la protection des données personnelles. L’APD insiste à son tour, dans un avis du 12 juillet 2021, sur le fait que l’utilisation du CST doit être proportionnée aux objectifs poursuivis. Cela signifie qu’aucune autre mesure moins attentatoire au regard du droit à la protection de la vie privée ne suffirait à atteindre le même objectif. Pour imposer le CST, il faut donc démontrer l’insuffisance de la distanciation sociale ou du port du masque,  qui sont des mesures actuellement en vigueur dans les lieux de culte bruxellois, on l’a déjà écrit.

Dans le même avis, et à propos de la proportionnalité de la mesure, l’APD insiste également “sur la nécessité d’être particulièrement attentif au risque réel de créer un “phénomène d’accoutumance, ce qui pourrait nous amener à accepter, dans le futur, que l’accès à certains lieux (y compris des lieux de la vie quotidienne) soit soumis à la divulgation de la preuve que la personne concernée n’est pas porteuse de maladies infectieuses (autre que le Covid) ou qu’elle n’est pas atteinte d’autres pathologies. L’Autorité attire l’attention sur l’importance d’éviter que la solution mise en place pour autoriser l’accès à certains lieux ou à certains événements entraîne un glissement vers une société de surveillance.”

 

Contacté par nos soins, Fabian Maingain n’a pas répondu à nos sollicitations.

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Georges-Louis Bouchez: “si vous restez au chômage 30 ans, vous aurez une pension supérieure à un indépendant qui a travaillé 29 ans”

RTL info, 5 septembre 2021

Cette comparaison entre les droits respectifs des chômeurs et des indépendants repose sur une situation peu probable. Elle laisse en outre penser que la disparité entre les deux régimes porte sur le montant de la pension à laquelle les uns et les autres ont droit, alors que la différence essentielle se trouve ailleurs.

Signature : Quentin Detienne, professeur de droit social, Université de Liège, le 4 octobre 2021

A l’occasion d’un commentaire du projet de réforme des pensions de la ministre Lalieux (PS), le président du Mouvement réformateur (MR), Georges-Louis Bouchez, a déclaré : “aujourd’hui, si vous restez au chômage 30 ans, vous aurez une pension supérieure à celle d’un indépendant qui a travaillé 29 ans”. Cette sortie faisait suite à une proposition de l’OpenVLD d’ouvrir le droit à la pension minimum garantie des salariés aux personnes démontrant une carrière effective de minimum 20 années. Par ces propos, les deux partis libéraux du pays relançaient les débats relatifs au projet, inscrit dans l’accord de gouvernement, de porter cette pension à 1.500 euros nets pour une carrière complète. Ils voulaient faire savoir que s’ils sont d’accord pour augmenter la pension minimale, cela doit s’accompagner à leurs yeux d’un renforcement (drastique) des conditions d’accès pour les salariés. 

Indépendants et salariés : les périodes d’inactivité prises en compte différemment pour la retraite

Pour comprendre la portée de ces propositions et la comparaison dressée par Georges-Louis Bouchez entre un chômeur et un indépendant, il faut rappeler une différence importante entre le régime de sécurité sociale des salariés et celui des travailleurs qui sont leur propre patron. Dans les deux régimes, le bénéfice de la pension minimale est suspendu à une même condition de carrière de 30 ans minimum. Par contre, la manière de calculer cette carrière diffère. Les salariés peuvent faire valoir des « périodes assimilées » à du travail effectif, dont les périodes de chômage qui sont indemnisées sans limite de temps en Belgique. Les indépendants peuvent également faire valoir l’assimilation de certaines périodes, mais dans une moindre mesure. Sont ainsi assimilables les périodes d’incapacité de travail ou le congé de maternité, comme pour les salariés. Toutefois, les périodes d’octroi du droit passerelle (sorte d’équivalent de l’assurance chômage des salariés) sont non seulement limitées à 24 mois maximum sur l’ensemble de la carrière, mais en outre elles ne sont pas prises en compte pour le calcul de la carrière.

La comparaison opérée par Georges-Louis Bouchez est donc correcte. Un indépendant qui cesserait volontairement (et donc pas pour cause de maladie ou d’accident) son activité après 29 ans aurait une carrière trop courte d’une année pour bénéficier de la pension minimale. Un chômeur indemnisé depuis 30 ans, lui, remplit la condition de 30 années de carrière grâce à la prise en compte des périodes de chômage. Mais ce que ne dit pas le raisonnement, c’est qu’il suffirait à l’indépendant de cotiser une année encore pour bénéficier de cette prestation minimum. Il aurait alors droit à une pension, d’un montant égal, il est vrai, à celle du chômeur (sauf bien entendu à s’être ouvert un droit à la pension plus important grâce aux revenus plus élevés perçus pendant sa carrière). Ce montant est actuellement de 1.380 euros par mois environ pour un isolé, pour une carrière de 45 ans. Avec 30 ans de carrière, on atteint un montant proratisé de 2/3 du montant maximum, c’est-à-dire 920 euros. 

Le problème est-il dans le montant de la pension ou dans les différences de prise en compte des périodes d’inactivité ?

En définitive, le président du MR avait donc raison, mais sa comparaison repose sur une situation (qu’on espère) peu probable étant donné qu’un indépendant travaillant depuis 29 ans, à condition d’être un tant soit peu informé, choisirait certainement de cotiser une année supplémentaire pour s’ouvrir le droit à la pension minimum. Cette comparaison pouvait par ailleurs laisser entendre que la différence essentielle entre salariés et indépendants se situe dans le montant de la pension minimum garantie à laquelle les uns et les autres ont droit, alors qu’elle se trouve en réalité dans la possibilité de faire valoir ou non certaines périodes de non-travail pour la condition de carrière, laquelle est (actuellement) identique dans les deux régimes. Bien compris, le rapprochement des droits du chômeur et de l’indépendant ouvre donc plutôt selon nous au débat suivant : veut-on barrer l’accès du chômeur de 30 ans à la (modeste) pension minimale commune aux deux régimes ou souhaite-t-on au contraire en faciliter l’octroi aux indépendants, par exemple en prenant en compte les périodes de bénéfice du droit passerelle (dont la durée maximale pourrait par ailleurs être allongée) pour le calcul de la pension ?

 

Contacté par nos soins, Georges-Louis Bouchez n’a pas répondu à nos sollicitations.

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“Pour le président du MR, la solution aux pénuries est le travail forcé”, assène Paul Magnette

RTBF, 4 septembre 2021

Si l’on est conscient des outrances dans l’expression politique, il n’est pas inutile de rappeler quelques évidences : travail forcé au sens juridique et obligation d’accepter un emploi convenable n’ont - heureusement - rien à voir..

Signature : Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis - Bruxelles, le 19 novembre 2021

A peine le président du MR, Georges-Louis Bouchez, avait-il réclamé – de façon inutile, comme les Surligneurs l’ont démontré ici – l’exclusion des chômeurs de longue durée qui refusent un métier en pénurie, que le président du PS, Paul Magnette, s’est empressé de réagir sur Twitter, avant d’être largement relayé par les médias. Selon lui, cette solution libérale serait du “travail forcé”. Si l’expression politique est souvent faite d’outrances dont les auteurs mêmes ont évidemment conscience, cette expression n’est pas anodine en droit, et ne peut pas être utilisée à n’importe quel propos.

Rappel à toutes fins utiles sur ce qu’est réellement le travail forcé et son interdiction

Le “travail forcé” est une expression presque centenaire, consacrée et définie par l’Organisation internationale du travail (OIT) dès 1930. Selon la Convention sur le travail forcé, en effet, “le terme travail forcé ou obligatoire désignera tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré”. La Convention internationale exige également que le travail forcé soit passible de sanctions pénales efficaces. L’OIT a rappelé l’urgence et l’actualité de ces principes dans un Protocole à la Convention de 1930, signé en 2014. Le préambule de ce Protocole précise que “l’interdiction du travail forcé ou obligatoire fait partie des droits fondamentaux, et que le travail forcé ou obligatoire constitue une violation des droits humains et une atteinte à la dignité de millions de femmes et d’hommes, de jeunes filles et de jeunes garçons, contribue à perpétuer la pauvreté et fait obstacle à la réalisation d’un travail décent pour tous”. Selon l’OIT, la notion vise aujourd’hui, en particulier, la traite des personnes à des fins de travail forcé ou obligatoire, qui peut impliquer l’exploitation sexuelle et/ou concerner spécialement les migrants.

C’est dans cet esprit que le Code pénal a été complété dès 2005, en vue de réprimer la traite des êtres humains, notamment “à des fins de travail ou de services, dans des conditions contraires à la dignité humaine”. Le travail forcé est donc une situation particulièrement grave, susceptible d’entraîner immédiatement des poursuites pénales contre ceux qui en sont responsables.

Cette interdiction fondamentale connaît néanmoins des exceptions, dont la plus connue est sans doute celle des “travaux forcés”, à savoir l’exécution d’un travail “exigé d’un individu comme conséquence d’une condamnation prononcée par une décision judiciaire”, pour reprendre les termes de la Convention de 1930. Ce type de peine, dans laquelle l’imaginaire collectif voit sans doute un prisonnier en tenue rayée casser des cailloux, a été réformée en 2002 par l’insertion des peines de travail, toujours dans le Code pénal.

Comparer l’obligation d’accepter un emploi convenable avec du travail forcé est juridiquement outrancier

On le devine donc, à la lecture des différents textes interdisant par principe le travail forcé, ou autorisant celui-ci à titre d’exception : les propos du président du PS sont particulièrement excessifs. L’obligation d’accepter un emploi convenable dans un métier en pénurie ne peut en aucune façon être assimilée à du travail forcé. Le risque que court la personne sans emploi en cas de refus de l’emploi proposé dans un secteur en pénurie, c’est l’exclusion des allocations de chômage. Or, ni une telle exclusion, ni l’acceptation de l’emploi convenable proposé ne devrait la placer dans des conditions contraires à la dignité humaine. Dans le premier cas, il reste encore d’autres mesures d’aide sociale protégeant la personne concernée, le temps qu’elle retrouve un emploi. Dans le second cas, l’emploi est tenu pour convenable, c’est-à-dire qu’il correspond aux aptitudes, à la formation, aux compétences ou aux talents du demandeur d’emploi (art. 23, al. 4, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991), et rémunéré. On est loin des situations envisagées par la Convention de l’OIT ou par le Code pénal. Jamais aucun chômeur n’a d’ailleurs essayé d’invoquer l’interdiction du travail forcé pour contester son exclusion des allocations de chômage…

Contacté par nos soins, Paul Magnette indique : “C’est toute la différence entre le langage juridique et l’expression politique, qui est toujours faite de métaphores”. La métaphore était alors à tout le moins mal choisie.

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Georges-Louis Bouchez veut “exclure les chômeurs de longue durée qui refusent un métier en pénurie”

Le Soir, 4 septembre 2021

La réglementation du chômage sanctionne déjà un seul refus injustifié de se tourner vers un emploi ou une formation dans un métier en pénurie, par une suspension temporaire des allocations de chômage. La recherche d’un tel métier ou le suivi d’une formation y menant peuvent en outre depuis longtemps être imposés et contrôlés par les services régionaux de l’emploi.

Hélène Deroubaix, chercheuse-doctorante, Université libre de Bruxelles, Centre de droit public et social, le 22 septembre 2021

Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement Réformateur (MR), estime que les personnes sans emploi depuis au moins deux ans devraient accepter toute offre de formation ou d’emploi dans un métier en pénurie. Deux refus consécutifs devraient, selon lui, être passibles de l’exclusion pure et simple du bénéfice des allocations de chômage. En réalité, la réglementation du chômage est déjà particulièrement contraignante pour les chômeurs : un seul refus non justifié de se tourner vers un métier en pénurie peut donner lieu à une suspension temporaire des allocations de chômage. De même, rechercher un métier en pénurie ou suivre une formation y menant peut depuis longtemps être imposé par les services régionaux de l’emploi.

il existe déjà une obligation d’accepter des emplois dans les métiers en pénurie

La réglementation du chômage impose diverses obligations aux demandeurs d’emploi pour conserver leur droit aux allocations. Accepter (une formation à) un métier en pénurie en fait d’ores et déjà partie.

Premièrement, les demandeurs d’emploi doivent s’abstenir d’entrer ou de se maintenir volontairement au chômage. Concrètement, cela se traduit notamment par le fait que la personne sans emploi ne peut refuser un emploi convenable ou une offre de formation convenable (art. 51, § 1er, al. 2, 3° et dernier al., de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage). Le refuserait-elle, elle peut alors être sanctionnée par une exclusion du bénéfice des allocations de chômage pour une durée de 4 à 52 semaines (art. 52bis du même arrêté royal). 

Deuxièmement, la réglementation du chômage exige des demandeurs d’emploi une disponibilité dite « passive » en vertu de laquelle ils doivent s’inscrire comme demandeur d’emploi et ne pas soumettre leur reprise du travail à des réserves incompatibles avec les critères de l’emploi convenable (art. 56, § 1er, du même arrêté royal). Le chômeur jugé indisponible, par exemple parce qu’il indique n’être pas prêt à se tourner vers tel ou tel type d’offre d’emploi ou de formation, est exclu des allocations de chômage (art. 56, § 1er, al. 2, et § 2, du même arrêté royal). 

Enfin, les chômeurs doivent rechercher un emploi convenable par eux-mêmes, ce qu’on qualifie généralement de “disponibilité active” (art. 58 du même arrêté royal). Ces efforts concrets de recherche d’un emploi convenable sont consignés dans un plan d’action individuel conclu entre le conseiller emploi du service régional de l’emploi (le Forem en Wallonie, la VDAB en Flandre, Actiris à Bruxelles et l’ADG en Communauté germanophone) et le chômeur. C’est dans le cadre de ce plan d’action individuel, visant à favoriser la reprise d’emploi du chômeur, qu’une obligation de suivi d’une formation peut être convenue. Visant à augmenter son employabilité, le suivi d’une formation menant à un métier en pénurie est parfaitement envisageable. La mise en œuvre du plan d’action individuel, que ce soit sous les volets de la recherche d’un emploi ou du suivi d’une formation, est contrôlée régulièrement par le service régional de l’emploi compétent (art. 58/2 à 58/12 du même arrêté royal). L’évaluation négative du demandeur d’emploi peut mener à sa suspension ou son exclusion, temporaire ou non, du bénéfice des allocations de chômage (art. 58/9 du même arrêté royal).

un métier en pénurie est-il un emploi “convenable” ne pouvant être refusé ? 

On le voit, une notion clé dans l’appréciation du comportement du chômeur est celle du caractère “convenable” de l’emploi qui lui serait proposé. C’est bien cet emploi convenable que le chômeur ne peut refuser, qu’il doit être disposé à accepter et qu’il doit même rechercher par lui-même, sous peine de s’exposer à des sanctions. Un métier en pénurie peut-il, voire doit-il, être considéré comme un emploi convenable pour le chômeur ? La réponse à cette question diffère. Dans un délai de 3 mois (pour les chômeurs de moins de 30 ans ou ayant un passé professionnel de moins de 5 ans) ou de 5 mois (pour tous les autres chômeurs) à compter du début du chômage, sorte de “délai protecteur”, un emploi est considéré comme convenable pour le demandeur d’emploi pour autant qu’il corresponde aux professions auxquelles l’ont préparé ses études ou son apprentissage ou aux professions précédemment exercées ou apparentées (art. 23, al. 1er, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d’application de la réglementation du chômage). Bien que des exceptions soient prévues par la réglementation à ce principe (art. 23, al. 3, du même arrêté ministériel), cela signifie que, de manière générale, ces chômeurs de courte durée ne peuvent pas être poussés d’autorité vers des métiers en pénurie, sauf à supposer naturellement qu’un tel métier cadre avec leur formation ou leur passé professionnel.

Après un certain délai, tout emploi “convenable” doit être accepté.

 Pour les autres chômeurs, soit tous ceux ayant dépassé ce délai protecteur de 3 ou 5 mois, somme toute assez limité, la situation est toute autre : un emploi est cette fois considéré comme convenable pour autant qu’il corresponde aux aptitudes, à la formation, aux compétences ou aux talents du demandeur d’emploi (art. 23, al. 4, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991). Le périmètre ainsi tracé est résolument plus large et ne tient plus uniquement compte des professions vers lesquelles le bénéficiaire se destine a priori. En d’autres termes, qu’importent les préférences du chômeur, un métier en pénurie peut, dès cette période protectrice de 3 ou 5 mois expirée, faire partie du périmètre des emplois convenables. À lui donc d’accepter toute offre en ce sens et de rechercher un tel métier, moyennant le cas échéant le suivi d’une formation, sous peine d’être sanctionné par le service régional de l’emploi.

Soulignons sur ce dernier point que nous n’avons pas d’informations sur la manière dont les services régionaux de l’emploi appliquent concrètement le cadre réglementaire en la matière et la sévérité dont ils font ou non preuve, en pratique, lors de l’évaluation du comportement du chômeur. En tout état de cause, les normes applicables sont assez dures pour le chômeur.

En somme, bien qu’ils aient suscité moult réactions, les propos de Georges-Louis Bouchez ne sont guère éloignés de l’état du droit actuel voire, plus exactement, sous-estiment la place d’ores et déjà octroyée aux métiers en pénurie, et plus largement à la réorientation professionnelle, dans le cadre normatif.

Contacté, Georges-Louis Bouchez n’a pas répondu à nos sollicitations.

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Tom Van Grieken promet de “présenter la facture à tous ces enseignants de gauche”

La Libre, 1er septembre 2021

Collecter les données relatives à l’utilisation de la “langue de gauche” dans les classes, et intimider les enseignants “de gauche” en menaçant de leur présenter la facture après les prochaines élections : la propagande Vlaams Belang porte non seulement atteinte à la liberté d’enseignement et à la liberté d’expression, mais elle viole également le droit au respect de la vie privée des enseignants et la réglementation scolaire.

Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis – Bruxelles, le 9 septembre 2021

Le président du parti flamand d’extrême droite, Tom Van Grieken, s’est adressé aux jeunes sur le réseau TikTok à l’occasion de la rentrée scolaire, pour dénoncer “tous ces enseignants et professeurs de gauche qui essaient d’injecter leurs absurdités multiculturelles dans leurs cours à chaque occasion”. Il promet, dans sa vidéo, qu’il leur présentera la facture” en 2024, date des prochaines élections. Dans la foulée de son message, les jeunes du parti ont mis un formulaire à disposition sur leur site internet pour dénoncer la langue de gauche” dans leur classe. Une atteinte grave à la liberté d’enseignement, à la liberté d’expression et à la vie privée.

ÊTRE UN PROFESSEUR “DE GAUCHE”, C’EST QUOI ?

Les propos de Tom Van Grieken, relayés par les médias pour les dénoncer, sont particulièrement imprécis, laissant planer le doute tant sur les enseignants qui pourraient être visés, que sur les mesures qui pourraient être prises.

Être un professeur de gauche, selon Tom Van Grieken, c’est notamment défendre la multiculturalité – quelle qu’elle soit –. Le président du Vlaams Belang conteste frontalement, ce faisant, un objectif d’apprentissage à la citoyenneté, notamment au travers d’une éducation à la pluralité des cultures, imposé aux écoles par la réglementation flamande (art. 139, §2, 7° du Code de l’enseignement secondaire) comme par la réglementation francophone (art. 1.7.6-3 du Code de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire). 

Être un professeur de gauche, selon les jeunes du Vlaams Belang, c’est aussi exprimer un fait ou une opinion défavorable au parti lui-même. C’est pour ce motif qu’ils sont venus manifester à la sortie d’une école, en janvier dernier à Ternat, pour dénoncer la langue de gauche”

Au-delà de ces deux dimensions, c’est le flou le plus total sur ce que être de gauche” pourrait signifier. Le philosophe et homme politique libéral flamand Dirk Verhofstadt le dénonce d’ailleurs dans une réaction cinglante : cette attitude est caractéristique de l’intimidation des enseignants qui a accompagné la prise de pouvoir par les nazis dans les années 1930, et la comparaison avec les lois nazies n’a, selon lui, plus rien d’exagéré.

LISTER LES PROFESSEURS “DE GAUCHE”, C’EST ILLÉGAL

Collecter et enregistrer, même confidentiellement, des enseignants supposément “de gauche”, est un traitement de données personnelles fondamentalement contraire au Règlement général pour la protection des données (RGPD), adopté par l’Europe en 2016, et à la loi du 30 juillet 2018 qui le met en œuvre en Belgique.

Une donnée personnelle est en effet toute information relative à une personne physique identifiée ou identifiable. À supposer même que la dénonciation ici concernée ne mentionne pas le nom du professeur, les informations recueillies devraient le plus souvent le rendre identifiable. Ce sont d’ailleurs les enseignants qui sont visés par la propagande du parti d’extrême droite, et non les écoles. 

Or, la collecte, l’enregistrement, la conservation ou l’utilisation de telles données ne sont autorisées que dans le cadre strict de l’article 6 du RGPD, dont la principale condition est le consentement de la personne concernée. Or, il n’y a ici, à l’évidence, aucun consentement prévu de la part des enseignants concernés. Les jeunes membres du Vlaams Belang prônent donc et organisent un fichage manifestement illégal. Cette collecte d’informations devrait en réalité être considérée comme une infraction pénale, au sens de l’article 222 de la loi du 30 juillet 2018, qui condamne le traitement de données personnelles sans base juridique.

PRENDRE DES MESURES FONDÉES SUR LES OPINIONS D’UN ENSEIGNANT EST CONTRAIRE AUX LIBERTÉS FONDAMENTALES

Annoncer enfin que les enseignants de gauche” se verront présenter une facture pour ce seul motif, c’est également une atteinte grave tant à la liberté d’enseignement qu’à la liberté d’expression, toutes deux consacrées par la Constitution (art. 19 et 24) et par la Convention européenne des droits de l’homme (art. 10 et art. 2 du Premier Protocole additionnel).

Toute mesure défavorable qui serait fondée sur l’expression d’une opinion par un enseignant serait en effet par nature une limite à ces deux libertés fondamentales. Si des limitations sont évidemment possibles, elles doivent non seulement être prévues par la loi, mais surtout être cessaires dans une société démocratique” (voy. l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Leyla Sahin, §100 et suivants). Certes, il est classiquement reconnu que, dans l’exercice de leurs fonctions, les agents publics ne jouissent pas de la même liberté d’expression que les autres. Mais, en Belgique, la liberté d’enseignement est un pilier de l’ordre constitutionnel et rien n’empêche un pouvoir organisateur de créer une école de tendance, par exemple de gauche”. Cette liberté constitutionnelle implique également un enseignement au sein duquel le corps enseignant ne doit pas modifier le contenu de ses enseignements au gré des changements de majorité politique, mais aussi un programme qui doit rester constamment respectueux des convictions religieuses et philosophiques des élèves et de leurs parents, comme le souligne l’article 2 du Premier Protocole, et comme l’imposent les réglementations scolaires citées ci-dessus. Il ne faut pas s’y tromper : les intimidations exprimées par le président du Vlaams Belang constituent donc une atteinte injustifiable à ces deux libertés fondamentales.

Contacté par nos soins, le Vlaams Belang affirme ne pas vouloir lister les professeurs de gauche ni “abolir les compétences civiques, y compris les compétences relatives à la vie en commun“, mais “au  contraire (…) introduire un cours de citoyenneté“. Il ajoute que “tout ça est seulement basé sur la fausse représentation de notre discours dans les médias (surtout les médias francophones)“. C’est un problème de langue. Dont acte.

Mise à jour le 19 novembre 2021 : à la suite de la publication de ce billet, le formulaire internet des Jeunes Vlaams Belang est rapidement devenu inaccessible, et le lien initial renvoie désormais à la page d’accueil de leur site.

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