Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, soutient que l’Exécutif des musulmans de Belgique n’est plus un organe représentatif de la diversité de cette communauté religieuse. Selon ses propres termes, cette absence de représentativité est “pernicieu[se] pour l’Islam moderne”. Cet organe n’est donc plus reconnu, avec l’espoir de “créer un levier pour que l’Islam moderne puisse éventuellement former une organisation représentative”. En droit, de telles déclarations trahissent une ingérence dans la vie d’un culte, en l’occurrence islamique.
Le retrait de la reconnaissance d’un organe représentatif d’un culte est une procédure inédite
Dans le cadre d’un État de droit démocratique et pluraliste, la séparation des Eglises et de l’Etat n’implique pas une absence totale de relations entre les deux sphères. Originalité belge, la rémunération, par l’État, des ministres des cultes ou de la laïcité organisée est prévue par la Constitution. Cette relation financière entre l’État et les cultes ou la laïcité organisée permet au premier d’exercer un certain contrôle sur les seconds, notamment par l’établissement de conditions de subventionnement, au nombre de trois : l’unicité, la représentativité et la légitimité de l’organe cultuel.
Sur la base de ces critères précis – provenant de la pratique administrative du ministre de la Justice – les pouvoirs publics peuvent reconnaître certains cultes et octroyer les droits financiers subséquents. Il est donc nécessaire qu’un culte soit structuré et qu’il dispose d’un, et seulement d’un, organe représentatif (critère d’unicité). Cet organe, en plus d’être unique, doit pouvoir personnifier la communauté religieuse dans son ensemble (critère de représentativité), et être accepté par celle-ci, ainsi que par l’État, comme étant à même de la représenter (critère de légitimité). En Belgique, six cultes sont reconnus et subventionnés par l’État : l’Anglicanisme, le Catholicisme, le Judaïsme, l’Islam, l’Orthodoxie grecque et le Protestantisme ; le Conseil central laïc représente la laïcité organisée. En ce qui concerne spécifiquement le culte islamique, la Cour constitutionnelle a admis l’exigence d’une unique autorité religieuse représentative des fidèles, légitimée par une élection libre et transparente. L’État a ainsi pu reconnaître l’Exécutif des Musulmans de Belgique (ci-après l’EMB) comme l’interlocuteur officiel du culte islamique.
A cet égard, l’annonce du retrait de la reconnaissance de l’EMB par le ministre de la justice a surpris. En effet, jusqu’à présent, jamais aucun des six organes représentatifs n’a fait l’objet d’une procédure de retrait de reconnaissance par le ministre de la Justice. Vincent Van Quickenborne s’est ainsi lancé dans un processus inédit dans l’ordre juridique belge, qui n’est encadré par aucune norme spécifique.
Or, ce retrait porte atteinte à la liberté de religion et doit donc être sérieusement justifié
Le retrait de la reconnaissance de l’organe représentatif d’un culte reconnu constitue une atteinte importante à l’exercice de la liberté de religion. La Cour européenne des droits de l’Homme explique : “dans la perspective également de la liberté d’association, la liberté de religion implique que la communauté religieuse puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’autorité. L’autonomie des communautés religieuses est en effet indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la liberté de religion”. Pour être admise, la mesure doit donc être accompagnée de justifications graves et sérieuses afin d’être perçue comme nécessaire dans une société démocratique. Pour que la procédure entamée par le ministre de la Justice soit acceptable au regard du droit européen, il devra en démontrer le but légitime (par exemple, la protection de l’ordre ou la sécurité publique). La mesure devra également être jugée proportionnée audit but, à savoir : être adéquate (elle atteint l’objectif), s’avérer nécessaire (aucun autre moyen n’aurait pu être envisagé) et maintenir une balance des intérêts (la mesure ne va pas au-delà de l’objectif légitime). Au-delà du régime juridique des cultes reconnus, les motivations ministérielles du retrait de la reconnaissance de l’EMB doivent s’analyser sous l’angle du principe de l’égalité et de la non-discrimination.
La première justification du retrait porte sur le manque de représentativité de l’EMB envers les femmes, les jeunes et les membres d’autres origines ethniques que les communautés turque ou marocaine. Cette première motivation s’avère problématique au regard du principe de l’égalité devant la loi entre, au moins, la communauté musulmane et l’Église catholique, apostolique et romaine. En effet, le ministre interprète le critère de la représentativité de manière très souple à l’égard de la blanche et masculine Conférence épiscopale de Belgique, mais de façon très stricte envers l’EMB. Peut-on sérieusement défendre l’idée qu’une jeune femme catholique afro-descendante soit effectivement suffisamment représentée par la Conférence épiscopale, mais pas une jeune femme musulmane d’origine afghane par l’actuel EMB ? En toute logique juridique, le retrait de la reconnaissance de l’EMB pour son manque supposé de représentativité devrait conduire le ministre à la même conclusion pour d’autres cultes. Or, tel n’est pas le cas. Il y a dans cet argument, à tout le moins, une distinction de traitement très mal justifiée à ce stade.
La deuxième justification invoquée par le ministre est la lutte contre le risque d’ingérences étrangères, en particulier marocaines et turques. Si l’objectif parait légitime (mais doit être davantage étayé que par une simple déclaration dans la presse), l’attitude du ministre est pourtant moins suspicieuse à l’égard des cultes catholique romain ou anglican. Faut-il vraiment rappeler que la Conférence des Évêques est ultimement soumise au pape, chef d’un État étranger ? La même remarque vaut pour le culte anglican dont la dirigeante suprême n’est autre que la reine d’Angleterre (dans une monarchie à cheval sur le temporel et le spirituel) … À supposer que la comparaison entre l’EMB et les clergés de ces deux cultes chrétiens ne soit guère pertinente, encore faut-il que le retrait soit proportionné à l’objectif légitime poursuivi. Sans autre argument, il est difficile de considérer le retrait comme adéquat. En effet, l’ingérence supposée ne semble pas s’effectuer directement au sein de l’EMB, mais plutôt médiatement au travers des communautés marocaines et turques qui élisent leurs dirigeants religieux. Le retrait ne semble pas non plus nécessaire car un renouvellement complet de l’EMB (qui était alors en cours de route) aurait pu être effectué afin de remplacer les éventuels individus gênants. Enfin, le retrait va au-delà de l’objectif poursuivi car, sans alternative crédible, il prive l’ensemble de la communauté musulmane d’un interlocuteur auprès des pouvoirs publics fédéraux ainsi que des subsides y afférents, à la différence des fidèles des autres cultes reconnus.
À moins d’étayer d’avantage ses motivations dans l’acte administratif de retrait, le ministre serait bien inspiré de faire marche-arrière vis-à-vis de l’EMB et d’entamer, dans le respect du droit, un dialogue fécond au sujet d’une refonte de cet organe, en partenariat avec la communauté musulmane de Belgique.
Contacté par nos soins, Vincent Van Quickenborne n’a pas répondu à nos sollicitations.
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