Chronologie d’une poursuite fatale
Durant la soirée du 9 mai 2017, un jeune couple est décédé à la suite d’une course-poursuite avec la police. Ouassim Toumi conduisait une moto sur laquelle sa compagne, Sabrina El Bakkali, était passagère. Constatant que ces derniers ne portaient pas les équipements adéquats et que la moto roulait trop vite, deux policiers ont tenté de les interpeller, en vain. Face à ce refus d’obtempérer, les agents se sont lancés dans une course-poursuite atteignant une vitesse de 141 km/h. Un de leurs collègues a décidé de leur prêter main forte en positionnant son véhicule à la sortie d’un tunnel au moment où la moto s’apprêtait à passer. Les deux véhicules sont entrés en collision, entraînant le décès immédiat de Ouassim Toumi. Sa compagne, quant à elle, a été emmenée à l’hôpital mais a succombé à ses blessures par la suite.
De nombreuses personnes, en particulier les familles des deux victimes, ont considéré que le comportement des policiers avait été excessif, qu’ils avaient agi de manière disproportionnée, et que leur intervention n’était pas conforme à la loi. La question de la proportionnalité a été largement débattue tout au long du procès, lequel a débuté le 7 novembre dernier. Le 5 décembre 2023, le jugement a été prononcé. Les lignes qui suivent tentent de résumer ce jugement extrêmement motivé (110 pages), en se penchant plus explicitement sur les critères légaux n’ayant pas été respectés par les policiers, sur leur responsabilité et leur condamnation.
Entre devoir et excès : analyse des interventions policières
Le critère de légalité
Le critère de légalité consiste à évaluer si l’objectif poursuivi est conforme à la loi. Dans le cas présent, l’objectif est jugé conforme au critère de légalité, comme le souligne la juge, puisqu’en vertu du Code de la route, la constatation d’infractions autorise la police à effectuer un contrôle du véhicule ainsi que du conducteur et du passager. En effet, les inspecteurs ont procédé à un contrôle en raison de la vitesse inappropriée, de l’absence d’équipement adéquat de la part des deux individus sur la moto, et en raison du manque “d’indicateur de direction” lors d’un virage, comme le précise le procès-verbal des inspecteurs de police. Ces éléments constituent effectivement des infractions au Code de la route. Par conséquent, le critère de légalité est rempli en l’espèce.
Le critère de subsidiarité
Le critère de subsidiarité évalue si une alternative moins risquée et moins préjudiciable existe pour parvenir au même résultat. Selon le Manuel “Poursuite et Interception” du Comité P, ce critère est à prendre en compte avant l’entame d’une course poursuite. A titre informatif, le Comité P, ou plus précisément le Comité Permanent de contrôle des services de police, joue le rôle d’organe de contrôle externe des “services de polices” en Belgique.
Dans le cas présent, le numéro de la plaque d’immatriculation du véhicule a été enregistré et son propriétaire identifié dès le début de la poursuite. Ces informations cruciales d’identification auraient dû permettre d’adopter une approche moins intrusive et moins dangereuse pour atteindre l’objectif visé, notamment par la rédaction d’un procès-verbal et la réalisation d’une enquête ultérieure, incluant la convocation du propriétaire de la plaque pour une audition en vue d’identifier le conducteur et le passager.
Dans la mesure où une alternative moins dangereuse était envisageable pour parvenir au même résultat, le critère de subsidiarité n’a pas été rempli selon le tribunal de police.
Le critère de proportionnalité
Le principe de proportionnalité joue un rôle central dans l’analyse juridique lorsqu’il est question d’évaluer la “licéité d’une action ou d’une abstention” au regard des normes qui protègent les droits et libertés.
Cette notion a été au cœur de l’affaire Ouassim et Sabrina, où le tribunal de police a considéré l’ampleur des conséquences d’une course-poursuite engagée par des fonctionnaires de police comme démesurée par rapport à l’infraction commise par le conducteur. Ladite infraction se limitait à un port de chaussures inadaptées à la conduite d’une moto, à une vitesse que les policiers ont qualifiée “de vive allure”, bien que cela n’ait pas été prouvé par des éléments objectifs, et au fait d’avoir omis d’utiliser son clignotant à une seule reprise.
Le tribunal de police a souligné que diverses options s’offraient aux policiers, suggérant ainsi qu’une démarche plus rationnelle aurait pu être envisagée par ceux-ci. En effet, il appartient aux services de police de faire un choix “qui ne défie pas la raison”.
En l’espèce, il apparaît que l’exigence du caractère raisonnable, fondamentale au principe de proportionnalité, n’a pas été respectée.
Selon le jugement, les directives préconisées par le Manuel “Poursuite et Interception de véhicules” du Comité P mettent en avant une approche mesurée, préconisant une évaluation intelligente des avantages et des risques avant toute intervention.
Les moyens de contrainte employés sont-ils raisonnables et proportionnels ?
La circulaire du ministre de l’Intérieur du 2 février 1993 rappelle que l’usage de la force doit être précédé d’un examen de trois critères (fondamentaux) : sa légalité, sa nécessité et sa proportionnalité, mettant en avant l’importance de considérer des alternatives moins contraignantes.
En l’occurrence, les infractions initiales mineures impliquant une moto et non une voiture, et la présence d’une passagère, soulignent davantage le manque de proportionnalité de la réaction policière. D’autant plus que la plaque d’immatriculation avait été relevée, offrant la possibilité d’une intervention ultérieure moins périlleuse, comme expliqué supra (cfr. critère de subsidiarité). La course-poursuite a non seulement mis en danger les agents impliqués, mais également les autres usagers de la route, révélant un défaut d’appréciation dans le respect du principe de proportionnalité tel que prévu par l’article 37 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police (LFP), tel qu’interprété par la jurisprudence.
Quand la justice parle : retour sur les responsabilités et la condamnation
Entre éthique et légalité : qui porte le poids de la faute ?
Les articles 418 à 420 du Code pénal sanctionnent celui qui par défaut de prévoyance ou de précaution aura causé un homicide. Au vu des préventions sur lesquelles les policiers ont été jugés, c’est à l’article 418 du Code pénal qu’il fallait s’en remettre pour savoir si leur responsabilité pénale était engagée ou non. Cet article requiert trois conditions : une faute, un dommage consistant en un homicide ou des coups et blessures, et un lien de causalité entre la faute et le dommage.
Le juge a le pouvoir d’apprécier la faute in concreto, c’est-à-dire au cas par cas. Celui-ci doit donc analyser si les auteurs de cette faute ont enfreint la loi ou un devoir général de prudence et de précaution. Pour ce faire, il doit se demander si une personne normalement prudente et diligente exerçant la même fonction et ayant le même degré de qualification que les auteurs du dommage aurait agi de la même manière que ces derniers, tout en tenant compte des circonstances concrètes.
Dans le cadre de l’affaire Ouassim et Sabrina, le tribunal s’est notamment référé aux règles de l’art en matière policière et aux principes que les policiers doivent respecter. Certains d’entre eux figurent dans des documents du Comité P. Dans un de ses rapports d’enquête, ce dernier mentionne, tout d’abord, le fait que “lors d’une poursuite, le principe général est le suivant : ne jamais poursuivre à tout prix, mais se limiter à suivre la voiture de façon intelligente. Il faut évaluer l’équilibre entre le but recherché d’une part et les risques de la poursuite d’autre part. Les intervenants doivent être conscients des conséquences de cette situation stressante provoquant une poussée d’adrénaline qui risque de modifier la vision du tunnel et la perception des distances, … Quand les risques deviennent trop élevés il faut arrêter la poursuite, sinon le policier peut être appelé à se justifier”.
Ensuite, le Comité P précise qu’une poursuite doit être une solution de dernier recours dans des circonstances exceptionnelles car “les risques sont souvent trop élevés et les conséquences disproportionnées par rapport à l’objectif poursuivi par l’intervention policière” et qu’elle ne doit pas constituer une plus grande menace pour la sécurité des personnes que le comportement de la personne poursuivie.
Dans son rapport, le Comité P ajoute également que pour entamer une course-poursuite d’un véhicule suspect, il faut être vigilant, préparé (en ayant une bonne formation) et juger adéquatement la situation en évaluant les risques et en ne mettant pas en péril la vie ou la sécurité de personnes. Cette évaluation des risques doit se faire en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction commise ou du comportement adopté et de la nécessité d’intercepter la personne, des conditions climatiques et routières, de la présence de piétons, de la densité de circulation et de l’existence de zones à risques, de la présence de passagers à bord du véhicule suspect et des caractéristiques des deux véhicules impliqués. En outre, le Comité P note que la tentative d’échapper à une arrestation ne constitue pas un facteur pour déterminer la gravité du crime ou la nécessité d’une arrestation immédiate.
Enfin, le tribunal a également dû se référer à la loi sur la fonction de police et plus particulièrement aux articles 1 et 37 dont les critères ont été analysés précédemment.
Les trois conditions étant remplies, les policiers ont tous été tenus pénalement responsables. Ils ont tenté d’y échapper en invoquant le fait qu’ils n’avaient jamais été formés sur la poursuite des véhicules. Le tribunal a toutefois estimé que “l’absence de formation spécifique en la matière ne saurait constituer une cause de justification”, notamment car la formation initiale des policiers inclut à la fois un module sur la loi sur la fonction de police et un module sur la gestion de la violence, incluant l’interception des véhicules.
Cette responsabilité pénale se matérialise par leur condamnation.
Il découle de cette responsabilité pénale une responsabilité civile, laquelle se matérialise par la condamnation de l’assureur des véhicules de police à payer une somme d’argent à certains membres de la famille Toumi en guise de réparation des dommages moraux desquels ils ont été victimes. Toutefois, cette réparation n’est pas intégrale, car le tribunal a estimé la responsabilité civile des policiers à seulement 40%, tandis que Ouassim Toumi a été considéré responsable à 60%. En effet, lorsqu’une victime a elle-même commis une faute qui a contribué à son propre dommage, le juge peut opter pour un partage de responsabilité.
Et la condamnation alors ?
Alors qu’il est très rare que des policiers soient poursuivis et condamnés dans ce type de dossier, les trois inspecteurs ont été déclarés coupables d’homicide involontaire par défaut de prévoyance ou de précaution avec la circonstance que la mort est une conséquence d’un accident de la circulation. En vertu des articles 418 et 419 du Code pénal, l’inspecteur qui avait positionné son véhicule à la sortie du tunnel a été condamné à 10 mois d’emprisonnement, dont la moitié avec sursis. Le conducteur de la voiture qui a initié la course-poursuite a, quant à lui, été condamné à 8 mois d’emprisonnement, dont la moitié avec sursis et son coéquipier à 5 mois d’emprisonnement dont la moitié avec sursis. Ils ont, par ailleurs, tous été condamnés à payer une amende assortie d’un sursis de trois ans. Le sursis assorti à leurs peines respectives se justifie par le fait qu’aucun d’entre eux n’a d’antécédents judiciaires.
Face à cette décision, plus de 300 policiers ont décidé de manifester devant le palais de justice quelques jours après que le jugement ait été prononcé car ils ont le sentiment que celui-ci est injuste. De plus, la défense et le parquet ont interjeté appel.
Les familles des victimes, et de manière plus générale les personnes qui luttent contre les violences policières, considèrent, quant à elles, que ce jugement est positif en raison de sa valeur symbolique même si les peines sont jugées minimes par rapport aux faits commis par les policiers (sachant que les peines prévues par la loi peuvent atteindre 5 ans d’emprisonnement et 2000 euros d’amende).
Ce jugement n’inaugure pas pour autant une nouvelle orientation jurisprudentielle étant donné l’affaire Adil qui marque un réel contraste avec l’affaire Ouassim et Sabrina. En effet, dans cette affaire, la chambre du conseil a prononcé un non-lieu, à savoir qu’elle a décidé de ne pas renvoyer l’affaire devant le tribunal de police, pour un débat au fond. L’avocat de la famille a annoncé son intention d’interjeter appel de cette décision.
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