MISE EN CONTEXTE DE L’ARRÊT ANALYSÉ
En février 2021, OP, une juriste travaillant pour la commune d’Ans depuis 2016, a exprimé son souhait de porter le foulard islamique sur son lieu de travail. La demande a été rejetée par la commune qui décida, dans la foulée, d’interdire le port de tous signes ostensibles liés aux convictions philosophiques, politiques ou religieuses, en introduisant ce principe de neutralité dans son règlement de travail.
OP a contesté cette interdiction devant le tribunal du travail de Liège, arguant qu’elle constituait une discrimination, étant donné qu’elle n’était en contact direct qu’avec les usagers du service public, puisqu’elle travaillait en back-office. Cette contestation basée sur une différence de traitement entre employés provient d’un principe que Madame OP a cru pouvoir tirer d’une jurisprudence antérieure de la Cour de justice, dans l’affaire Achbita. Le tribunal a soulevé la question de savoir si une neutralité absolue pour tous les agents, même ceux n’ayant pas de contact avec le public était légitime. Face au doute, ce dernier a décidé de saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour obtenir un éclaircissement à propos de la Directive 2000/78 du Conseil de l’Europe portant création d’un cadre général, en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail que le tribunal mobilisait en vue rendre son jugement.
Le tribunal belge a ainsi posé une question en deux parties, sur base de la Directive mentionnée, à la Cour de justice de l’Union européenne :
Est-ce qu’il y a discrimination directe (1re point analysé) ou indirecte (2ième point analysé), dès lors que l’on autorise une administration publique à organiser un environnement de travail totalement neutre et partant ainsi, à interdire le port de signes à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public?
LA DISCRIMINATION DIRECTE ET INDIRECTE : QUELQUES NOTIONS
Afin de comprendre la décision prise par la Cour, il convient de savoir faire la distinction entre les deux faces de la discrimination : la discrimination directe et indirecte.
Il y a discrimination directe lorsqu’une catégorie de personnes est moins bien traitée qu’une autre en raison d’une norme ou d’un règlement la visant directement. Le règlement d’une entreprise qui établirait que les femmes doivent travailler 2h de plus que les hommes par jour serait, par exemple, considéré comme étant de la discrimination directe.
Il y a discrimination indirecte lorsqu’une mesure neutre en apparence est susceptible de défavoriser les personnes d’une catégorie par rapport à une autre. L’exemple qui accompagne souvent la discrimination indirecte concerne l’interdiction de tous les animaux dans les cafés et restaurants. La mesure parait anodine mais discrimine pourtant de façon indirecte et déguisée les personnes malvoyantes se déplaçant à l’aide d’un chien d’assistance qui ne pourront alors plus profiter de ces établissements.
LA RÉPONSE DE LA COUR CONCERNANT LA DISCRIMINATION DIRECTE
Cette distinction étant faite, plongeons-nous dans la réponse que la Cour de justice de l’Union européenne donne à la première question.
Tuons tout suspens, celle-ci est franche : « une règle interne édictée par un employeur qui interdit sur le lieu de travail le port de tout signe visible de convictions, notamment, philosophiques ou religieuses, n’est pas constitutive d’une telle discrimination directe« .
La Cour justifie cette prise de position en exposant que le règlement de travail écrit par la commune d’Ans vise de façon indifférenciée toutes les manifestations, toutes les convictions et, in fine, traite ainsi de façon identique tous les travailleurs de l’entreprise sans distinction aucune.
LA RÉPONSE DE LA COUR CONCERNANT LA DISCRIMINATION INDIRECTE
La Cour souligne, ici, que selon une jurisprudence constante, une règle interne « interdisant sur le lieu de travail le port visible de tout signe de convictions, notamment, philosophiques ou religieuses, est susceptible de constituer une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions« .
La Cour précise toutefois que pour que cette discrimination indirecte soit établie, il faut que le règlement pris par la commune soit en apparence neutre mais que les obligations qu’il comporte aboutissent, de facto, concrètement, à un désavantage « pour les personnes adhérant à une religion ».
Toutefois, face à cette mise en garde, la Cour rappelle qu’une telle différence de traitement ne sera pas considérée comme étant indirectement discriminatoire si celle-ci poursuit un objectif légitime. Ce critère de légitimité sonne ainsi comme le point d’orgue de l’arrêt.
LE GRAND PRINCIPE DE LÉGITIMITÉ
Face à ce grand principe de légitimité, la Cour se mouille sans trop se mouiller.
Celle-ci considère à la fois que l’objectif de « neutralité exclusive » poursuivi par une administration publique peut être légitime, mais considère en même temps que l’inverse, à savoir le choix d’une autre administration publique de pratiquer une politique de « neutralité indifférenciée » ou « inclusive » peut également être considéré comme étant légitime. La Cour reste ainsi à l’écart et préfère passer le relais aux États en mobilisant la large marge d’appréciation que ceux-ci possèdent face à cette question épineuse.
La Cour de justice de l’Union européenne admet ainsi toutes les positions de la neutralité, de la plus souple à la plus ferme. De ce fait, la Cour reconnaît la légitimité tant du choix d’une commune d’interdire tous les signes religieux – neutralité exclusive – que de celui d’une autre d’autoriser leur port et ce, même en présence de citoyens – neutralité indifférenciée.
La Cour se prononcera toutefois de façon un peu plus précise quant à la question de la distinction de traitement entre les travailleurs qui sont en contact avec les usagers du service public et les employés de “back-office” qui ne sont en contact qu’entre eux. Alors que Madame OP qualifiait cette distinction de traitement de règlement “à géométrie variable”, la Cour, elle, relève que “l’objectif légitime consistant à assurer, à travers une politique de “neutralité exclusive », (…) un environnement administratif totalement neutre ne saurait être efficacement poursuivi que si aucune manifestation visible de convictions, notamment, philosophiques ou religieuses, n’est admise lorsque les travailleurs sont en contact avec les usagers du service public ou sont en contact entre eux puisque le port de tout signe, même de petite taille, compromet l’aptitude de la mesure à atteindre l’objectif prétendument poursuivi et remet ainsi en cause la cohérence même de cette politique”
En d’autres termes, lorsqu’une administration décide d’appliquer la “neutralité exclusive” et donc d’interdire à tous ses employés et ce, de façon indifférenciée, le port de signes convictionnels, elle ne peut pas, selon la Cour, faire de différence ou de distinction de traitement. C’est tout ou rien : le règlement doit s’appliquer de la même façon à tous les employés qu’ils soient ou non en contact direct avec le public.
UN ARRÊT QUI RÉSOUT MOINS DE QUESTIONS QU’IL N’EN POSE
Dès lors, il semble toutefois intéressant de constater que la Cour n’apporte pas de réponse nette face à la double question posée par le Tribunal du travail de Liège. La Cour évoque, tout au long de son arrêt, sa vision du principe de neutralité, tantôt extrêmement libérale, tantôt plutôt conservatrice mais décide, au moment de conclure, de passer le relai aux États, en se retranchant derrière leur marge d’appréciation.
La neutralité prend alors un sens quelque peu ambigu : le terme est utilisé de la même façon lors de situations totalement opposées et ceci, selon la Cour, peut également s’appliquer à l’intérieur d’un État membre, pour des entités infra-étatiques. Dans cette optique, la Cour déclare que « chaque État membre, y compris, le cas échéant, ses entités infra-étatiques, dans le respect des compétences qui leur sont reconnues, doit se voir reconnaître une marge d’appréciation dans la conception de la neutralité du service public qu’il entend promouvoir sur le lieu de travail. »
Le constat face à cela est sans appel en Belgique : la marge d’appréciation étatique descend d’un niveau et vient se loger auprès des administrations publiques qui disposent alors du plein pouvoir d’appréciation et pourront ainsi placer le curseur de neutralité « façon Cour de justice de l’UE« au degré qu’elles souhaitent.
La Cour érige ainsi la marge d’appréciation comme critère essentiel face à la question de la neutralité et ce, dans le but que chaque État ou, en Belgique, chaque administration communale puisse faire usage de celle-ci “compte tenu du contexte qui est le sien, pour autant que cette règle soit apte, nécessaire et proportionnée au regard de ce contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence. »
En conclusion, puisque la Belgique et la Cour de justice de l’Union européenne ne parviennent ni à un consensus ni à clarifier la situation, des décisions communales antinomiques ont été prises et l’insécurité juridique, autrement dit, la perte de repères fixes se fait déjà ressentir. Concrètement, d’un côté, Anderlecht a choisi d’autoriser le port de signes convictionnels et de l’autre côté, Ans l’a interdit. Les deux agissent sous la notion de la “neutralité”, dans le respect de la loi et de leur marge d’appréciation mais dans deux sens pourtant bien différents.
C’est tout le paradoxe de l’arrêt qui a été rendu : bien que celui-ci ait eu pour but de répondre à un vide juridique, à une question posée par un tribunal, il rend, en réalité, encore plus floue la politique européenne à appliquer au sein de nos communes.
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