La requête en suspension d’extrême urgence : un enjeu crucial
Lorsqu’une requête en annulation est soumise au Conseil d’Etat, il est important de noter que cette démarche n’a pas d’effet immédiat sur la décision contestée. En conséquence, ladite décision demeure en vigueur, continuant ainsi à produire ses effets en attendant l’issue de la procédure. Cependant, il faut reconnaitre que les délais inhérents à un recours en annulation devant le Conseil d’Etat peuvent s’étirer sur une période relativement longue, atteignant généralement un an et demi. Il en est de même pour la requête en suspension ordinaire laquelle peut atteindre un délai allant de quatre à six mois en principe.
Par conséquent, il peut survenir des situations où une décision préjudiciable conserve son impact pendant cette période, occasionnant des dommages graves et irréparables.
Pour faire face à de telles circonstances, la loi prévoit la possibilité d’introduire une requête en suspension d’extrême urgence. Cette procédure exceptionnelle ne s’applique que dans des cas particuliers et est soumise à des conditions spécifiques. Tout d’abord, elle exige que l’urgence soit manifeste, rendant impossible le traitement de l’affaire par le biais d’une procédure d’annulation classique.
De plus, il est nécessaire qu’au moins un argument sérieux soit avancé pour étayer la possibilité d’annuler la décision contestée.
La politique européenne en matière d’accueil des demandeurs d’asile
L’Union européenne s’est engagée à établir un régime d’asile européen harmonisé avec une procédure d’asile commune et un statut uniforme pour les personnes bénéficiant d’une protection internationale.
Dans cette perspective, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté, le 27 janvier 2003, une directive ayant pour objectif d’établir des normes minimales en ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile au sein des États membres.
Dix années plus tard, le 26 juin 2013, l’Union européenne a adopté une directive exigeant des États membres qu’ils garantissent la mise en œuvre de conditions matérielles d’accueil adéquates. Cela inclut notamment la création de centres d’hébergement offrant un niveau de vie satisfaisant.
Ces dispositions s’appliquent de manière universelle, à l’ensemble des demandeurs de protection internationale dès leur arrivée sur le territoire des États membres.
Par ailleurs, bien que cet argument n’ait pas été porté par les parties demanderesses, il est important de noter que dans la mise en œuvre du droit européen, la Belgique est tenue de respecter la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne laquelle interdit formellement toute discrimination fondée notamment sur le sexe.
La garantie du droit d’accueil dans la législation belge
Nicole de Moor l’affirme elle-même en citant le Conseil d’État : “chaque personne qui demande l’asile en Belgique a droit à l’accueil”. Cette affirmation se fonde sur l’article 3 de la loi de 2007 qui consacre le principe de non-discrimination et d’égalité en soulignant que tout demandeur d’asile jouit du droit à l’accueil. Ce n’est pas un souhait ou une simple requête, c’est un droit.
Ce droit à l’accueil, tel que défini par le législateur, englobe principalement une assistance matérielle, comme précisé à l’article 2 de la loi de 2007. Cette assurance couvre la garantie d’accès à des besoins fondamentaux tels que le logement, la nourriture et les vêtements. Elle englobe également l’accès à un soutien médical, social et psychologique, la fourniture d’une allocation quotidienne, l’assistance juridique, l’accès à des services tels que l’interprétation ou la formation, ainsi que la possibilité d’adhérer à un programme de retour volontaire.
Bien qu’il soit effectivement possible de restreindre ce droit matériel, de telles restrictions ne sont permises que dans trois cas spécifiques : lorsque le demandeur de protection internationale refuse de s’inscrire dans le lieu d’inscription obligatoire, ne respecte pas certaines obligations procédurales ou présente une demande ultérieure.
Ces décisions de limitation de l’aide matérielle doivent être justifiées, proportionnées et être prises objectivement sur base de la situation personnelle du demandeur d’asile.
Dans une décision du 12 novembre 2019, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a toutefois précisé que même lorsqu’une telle sanction vient à être prise, les États membres doivent garantir “en permanence et sans interruption” un niveau de vie digne conformément à l’article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et “qu’une sanction qui priverait le demandeur d’asile, même temporairement, de l’ensemble des conditions matérielles d’accueil n’est pas compatible avec la directive”.
Ainsi, une décision de limitation du droit d’accueil généralisée ne peut être prise en toute légalité.
Au contraire, la CJUE dans une décision du 27 février 2014, a précisé que la directive de 2003 s’oppose à ce “qu’un demandeur d’asile soit privé, fut-ce pendant une période temporaire, après l’introduction d’une demande d’asile, de la protection des normes minimales établies par cette directive”.
Dans cette même décision, la CJUE rappelle que la circonstance que les structures d’hébergement dédiées aux demandeurs d’asile soient saturées ne permet pas aux États membres de se soustraire à leurs obligations de fournir des conditions matérielles d’accueil. En effet bien que les États membres ne soient pas en mesure de fournir ces conditions d’accueil en nature, la directive leur laisse la possibilité de fournir ces conditions matérielles d’accueil sous la forme d’allocations financières.
Décision du Conseil d’État
Le 13 septembre 2023, le Conseil d’Etat a tranché en faveur des demandeurs d’asile en accédant à la requête en suspension. Il a basé sa décision sur la loi belge du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile, qui garantit à tout demandeur d’asile un accueil conforme à la dignité humaine, dès l’introduction de sa demande.
Le Conseil d’Etat estime que l’application de la loi du 12 janvier 2007 “ne permet pas à la partie adverse de priver du droit à l’accueil une catégorie de demandeurs d’asile, constituée par les hommes seuls, pour résoudre les difficultés auxquelles elle indique être confrontée.”.
Malgré cette décision, Nicole de Moor a maintenu sa position affirmant sur X que “la suspension du Conseil d’Etat ne garantit pas que nous ayons soudainement de la place pour tout le monde”, maintenant ainsi le Gouvernement belge dans une position illégale.
Toutefois, dans un article du 28 septembre 2023, le journal De Morgen affirme avoir eu accès à l’instruction de Madame de Moor à Fedasil et que celle-ci ne prévoit pas d’interdire l’accès aux hommes seuls mais uniquement de prioriser les familles pour les places actuelles. Il est donc important à ce stade d’attendre de voir la future décision du Conseil d’État quant à la demande d’annulation. En effet, s’il s’avère que cette catégorie de personnes est accueillie conformément aux exigences de la loi, alors il se pourrait que la demande initiale soit devenue sans objet.
Les implications et le respect de l’État de droit
La décision du Conseil d’État ordonne l’exécution immédiate de son arrêt dans l’attente d’une décision qui statuera sur la requête en annulation au maximum dans les 6 mois suivant ce premier arrêt.
En cas de non-respect de cette décision, les parties requérantes sont autorisées à solliciter la section de législation du Conseil d’Etat pour imposer une astreinte à l’État, afin de garantir l’application de cette décision.
Dans un article publié le 7 avril 2023, le journal Moustique rappelle que “L’État belge et Fedasil ont déjà été sanctionnés 8.600 fois par différents tribunaux du travail pour ne pas avoir logé, nourri et blanchi des demandeurs d’asile” et qu’il en résulte 168 millions d’euros d’astreintes que les deux parties refusent de payer.
Par ailleurs, les individus qui ont subi un préjudice en raison de cette politique jugée illégale peuvent poursuivre l’Etat en invoquant sa responsabilité extracontractuelle, bien que l’immunité ministérielle couvre la secrétaire d’Etat.
Cette situation fait écho à la condamnation récente de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’Homme en juillet 2023 qui a souligné une “carence systémique” dans l’exécution des décisions de justice.
Dans une tribune publiée le 20 septembre 2023 dans “De Standaard”, plusieurs professeurs d’université ont dénoncé “un gouvernement fédéral qui persiste à violer l’un des principes démocratiques parmi les plus élémentaires”.
En somme, la Belgique, autrefois perçue comme un exemple de démocratie et de respect des droits de l’homme, voit sa politique d’asile sous un nouveau jour, remettant en question ses engagements européens et les principes de l’État de droit qui sont au cœur de sa tradition politique à savoir le respect des décisions de justice.
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