BRÛLER UN LIVRE SAINT : PÉNALEMENT RÉPRÉHENSIBLE ?
La situation est claire : le législateur belge ne punit pas le blasphème qui n’est, par ailleurs, plus considéré comme un délit depuis son abolition par la Constitution de 1831. Et cela fait sens ! Le délit de blasphème est à ce point flou et vaste qu’il pourrait permettre à un pouvoir en place de brimer sa population, de contourner le principe de l’État de droit et de s’éloigner peu à peu d’un régime démocratique.
D’un point de vue strictement légal, le Professeur Vrielink, spécialiste de la question, est très clair : « vous pouvez déchirer, brûler ou même manger un livre qui est en votre possession. Le fait qu’il s’agisse d’un livre que d’autres considèrent comme sacré ne change, en principe, rien à l’affaire sur le plan pénal ».
Très bien. Pourtant, en 2012, un certain Monsieur S., citoyen belge, a été condamné par le tribunal correctionnel de Bruges à une peine de quatre mois de prison ferme et 600€ d’amende, pour avoir déchiré un Coran et ce, devant un groupe de musulmans. Doit-on crier au retour du blasphème ou peut-on expliquer cette condamnation autrement ?
BRÛLER UN LIVRE SAINT : UNE INCITATION À LA HAINE ?
Coupons court au débat : dans cette affaire, la justice n’a pas retenu la qualification de blasphème, mais bien d’incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’une communauté, islamique dans le cas d’espèce, au sens de l’article 20, 4° de la loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie de 1981. L’histoire de cette affaire va même plus loin que ce qui a été évoqué au titre précédent. Le tribunal ne mentionne pas tant l’acte en lui-même, mais plutôt l’attitude de Monsieur S. que le tribunal qualifie de « très discutable« , témoignant « d’un manque flagrant de tolérance« et qui est survenue à la suite d’une manifestation du Vlaams Belang contre la construction d’une troisième mosquée à Ostende.
De ce fait, cette condamnation prend place lors d’une situation particulière, réunissant des conditions précises, dans lesquelles déchirer un Coran ou tout autre livre saint peut être pénalement puni, si le message sous-jacent tend à propager la haine envers une certaine communauté. C’est d’ailleurs ce qu’a considéré le tribunal. Dès lors, si le prévenu avait simplement déchiré le Coran, sous couvert de la liberté d’expression, il aurait été peu probable que l’incitation à la haine à l’égard d’une communauté soit retenue par le tribunal.
Tentons alors une autre piste.
BRÛLER UN LIVRE SAINT : UN TROUBLE À L’ORDRE PUBLIC ?
Pourrait-on, par exemple et en reprenant l’hypothèse mentionnée ci-dessus, imaginer un individu qui déclarerait à sa commune vouloir organiser une manifestation, à Bruxelles, en projetant de réaliser un autodafé de Coran tout en mobilisant son droit à la liberté d’expression comme principal justificatif ? Dans cette hypothèse-ci, nombreuses sont les chances que cette manifestation soit interdite de manière préventive par le bourgmestre et ce, sur le fondement d’un risque de trouble à l’ordre public en vertu des articles 19 et 26, alinéa 2 de la Constitution ainsi que de 2 de la nouvelle loi communale de la Région de Bruxelles-capitale.
Il faut noter que la liberté d’expression n’est pas un principe absolu. C’est en ce sens que la Cour de cassation admet dans une jurisprudence constante que ce droit fondamental puisse être soumis à des mesures préventives, dès lors qu’il s’exerce en plein air, ce qui est vraisemblablement le cas lors d’une manifestation.
Toutefois, la notion d’ordre public est composée de deux faces :
- L’ordre public au sens matériel qui comprend le dérangement public, la sécurité des personnes et la protection des biens.
- L’ordre public au sens moral qui comprend notamment les notions de respect d’autrui ainsi que la prévention de l’incitation à la haine.
Cette distinction est importante puisque le Conseil d’État, dans l’arrêt Sprl. Ramsès c. Ville de Vilvoorde, considère que les mesures préventives d’annulation ne sont admissibles qu’en vue du seul maintien de l’ordre public au sens matériel. Il faudrait ainsi que le bourgmestre démontre l’existence de réelles menaces pour la sécurité des personnes afin d’annuler une manifestation de façon préventive.
Toutefois, dans l’éventualité où le désordre moral pourrait venir compromettre l’ordre public au sens matériel, le Conseil d’État considère qu’une justification sur la face morale de l’ordre public est valable. Le bourgmestre pourrait ainsi justifier une interdiction préventive de la manifestation en considérant que celle-ci, puisqu’elle consiste en la réalisation d’un autodafé, incite à la haine et à la provocation et ne permettrait donc pas ou plus de garantir la sécurité des personnes y participant. Le moral corrompt le matériel.
Une question se pose tout de même. Dans de nombreuses vidéos d’autodafés, nous apercevons un individu commettant l’acte entouré de policiers étant, on le ressent ainsi, protégé par ceux-ci. La réalité derrière ce ressenti est expliquée par l’arrêt Van Langenhove du Conseil d’État. Dans un premier temps, celui-ci rappelle sa jurisprudence, à savoir que la crainte que des contre-manifestants ou des opposants à la manifestation – et donc, ici, à l’autodafé – viennent perturber l’ordre public, n’est pas suffisante comme mobile pour interdire une manifestation en plein air. Au-delà de cela et dans un second temps, le Conseil d’État apporte une réponse à ce ressenti de protection de la personne réalisant un autodafé, en considérant, dans le même arrêt, que « l’autorité a même une obligation de moyen afin de protéger les manifestants dans l’exercice de leur liberté ».
Dès lors, un bourgmestre peut justifier l’interdiction d’une manifestation ayant pour but de réaliser un autodafé. Pour ce faire, il devra démontrer que la perturbation de l’ordre public au sens moral – l’incitation à la haine qui pourrait survenir – puisse entacher la face matérielle de l’ordre public – la sécurité des manifestants. De plus, il aura à prouver qu’il n’y a pas d’autre moyen raisonnable d’empêcher ces troubles de se produire, qu’en annulant préventivement ladite manifestation. Toutefois et c’est peut-être contre-intuitif voire paradoxal : si le bourgmestre décide de maintenir la manifestation, celui-ci aura l’obligation de protéger les manifestants et leur droit à la liberté d’expression à l’aide, par exemple, de moyens policiers.
Notons finalement que le bourgmestre ne justifiera pas l’interdiction d’un autodafé en particulier, mais plutôt d’une manifestation pouvant, potentiellement, troubler l’ordre public. La nuance est ici essentielle : ce n’est pas l’autodafé lui-même qui motive l’interdiction d’une manifestation, mais bien ses conséquences.
Abordons alors une dernière piste.
BRÛLER UN LIVRE SAINT : UNE ATTEINTE À LA COHÉSION NATIONALE ?
Imaginons que cette fois-ci, le bourgmestre ne parvienne pas à motiver sa décision d’interdire une manifestation, dans laquelle un Coran sera brulé, pour cause de trouble à l’ordre public. Que lui reste-t-il comme option ? Celle-ci pourrait-elle être annulée à cause d’un trouble occasionné à l’ordre public, non pas selon les hypothèses précédemment évoquées, mais, dans le sens où la manifestation et, de ce fait, l’autodafé porterait atteinte à la cohésion nationale ?
Cette notion de « cohésion nationale » dérive de la jurisprudence du Conseil d’État français. Celle-ci a été introduite dans un arrêt du Conseil d’État belge, venu confirmer l’interdiction d’une manifestation réunissant plusieurs personnes, dont de nombreuses sont connues pour leur comportement provocateur tel que Monsieur Dieudonné, qui auraient pu perturber l’ordre public si celle-ci avait été maintenue.
Afin de justifier sa décision, le Conseil d’État a, entre autres, mobilisé l’arrêt du Conseil d’État français du 9 janvier 2014 qui aura épinglé « les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale » qui pourraient être tenus lors de cette manifestation. La passation de la notion de « cohésion nationale » entre la France et la Belgique est, dès lors, tout à fait logique puisque les deux arrêts concernaient, entre autres, la personne de Monsieur Dieudonné alors en pleine tempête médiatique et juridique avec son spectacle « Le Mur ».
Toutefois, il est essentiel de préciser que cette notion a été mobilisée au sein d’une argumentation juridique plus fournie. Autrement dit, elle n’a pas, à elle seule, fait pencher la balance envers l’interdiction mais a été évoquée en parallèle d’autres principes juridiques. De plus, en Belgique, contrairement à la France, l’utilisation de la cohésion nationale par le système judiciaire n’est, en l’état actuel des choses, pas encore confirmée par d’autres arrêts ou jugements et est donc à considérer comme étant une hypothèse plus qu’un nouveau principe de droit.
De plus et nous l’avons vu ci-dessus, pour pouvoir interdire une manifestation de façon préventive, il faut un potentiel trouble contre l’ordre public. C’est le principe. Or, l’atteinte à la cohésion nationale ne se distingue pas de l’ordre public, c’est un ajout, une nouvelle composante de cette notion relativement large. Dès lors, la cohésion nationale n’est, pour ainsi dire, pas autonome et devra se greffer à d’autres arguments pour, in fine, démontrer qu’il existe un potentiel trouble à l’ordre public. En d’autres termes, même en France où cette notion est de plus en plus mobilisée, elle n’est qu’une partie de l’argumentaire des décisions d’interdiction et ne parvient, en tout cas pas à l’heure actuelle, à faire pencher la balance d’elle-même, en se détachant du principe du trouble à l’ordre public.
Concrètement, lorsque le tribunal administratif de Paris confirma l’interdiction d’une manifestation pro-palestinienne qui devait se tenir le 28 octobre 2023, deux arguments ont été mis en avant : le risque de dégradations de biens lié à l’absence de sécurité suffisante, mais également des « agissements relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion ».
Ce que craignait le tribunal administratif de Paris était évidemment la dégradation matérielle, mais également l’apologie d’une certaine idéologie renvoyant l’idée que certains citoyens français, pour ne pas dire de confession juive, ne faisaient pas ou plus partie de la nation française et de cette cohésion nationale. La limite est ainsi très fine entre le délit d’incitation à la haine, l’apologie du terrorisme et le dressement d’une partie de la population contre une autre. Cependant, cette idée de la préservation de la cohésion nationale s’immisce peu à peu dans le droit de nos voisins et pourrait, pourquoi pas, être utilisé de la même façon chez nous, en complément d’autres instruments juridiques.
Notons par ailleurs que la raison pour laquelle l’idée de la cohésion nationale peine à se distinguer de l’ordre public, s’explique par ce qui a été dit en introduction pour le blasphème. Qu’est-ce que réellement la cohésion nationale ? Où démarre-t-elle et où s’arrête-elle ? Comment faire face aux dérives qui viendraient exclure un discours de cette cohésion nationale pour les réduire au silence ? Il y a un risque évident de permettre l’interdiction de spectacles ou de manifestations sur la seule justification et mobilisation de cette cohésion nationale, dès lors que le pouvoir exécutif en serait le principal définisseur. Il serait alors trop facile de faire taire les voix dissidentes et les critiques. La liberté d’expression et de manifestation vacilleraient.
Finalement et c’est peut-être l’essentiel de ce qu’il faut retenir de cette dernière hypothèse : il serait possible – cela demande toutefois d’être confirmé par de futurs arrêts – qu’un bourgmestre puisse justifier l’interdiction d’une manifestation dans laquelle un Coran serait brûlé, dès lors qu’il considère que celle-ci pourrait troubler l’ordre public parce qu’elle porterait, entre autres et notamment, atteinte à la cohésion nationale.
Cela reste toutefois hypothétique et nécessite confirmation.
CONCLUSION
En l’état, aucune législation, aucun arrêté et aucune mesure ne permet de punir ou de prévenir la réalisation d’autodafés de Corans ou de n’importe quel autre livre dit sacré, sous l’unique justification qu’il s’agisse d’autodafés. Toutefois, en parcourant quelques hypothèses, nous avons été confrontés à une réalité : certains mécanismes juridiques peuvent permettre aux autorités d’interdire préventivement une manifestation ou de punir, sur le fait, un délit incluant un autodafé.
La limite est ainsi fine :
- Interdire préventivement une manifestation où un autodafé est réalisé pour trouble à l’ordre public et ce, reprenant les conditions que nous avons développées supra : c’est possible.
- Interdire préventivement une manifestation où un autodafé est réalisé parce qu’un autodafé y est prévu : ce n’est pas possible.
- Condamner une personne pour incitation à la haine lorsqu’elle réalise un autodafé et ce, dans un certain contexte : c’est possible.
- Condamner une personne car elle réalise un autodafé : ce n’est pas possible.
La question que cela sous-tend est la suivante : est-ce que le fantôme du blasphème n’agit-il pas déjà à travers les différents instruments que nous avons évoqués ? Ne s’agit-il pas là, du même esprit simplement présent dans un corps juridique autre ?
Nous ne ferons qu’évoquer la question et laisserons tout un chacun se faire son propre avis face à celle-ci. Toutefois et nous conclurons en ce sens, en tant que juristes, il est important de se demander ce qui guide réellement la prise de décisions du pouvoir tant exécutif que législatif. Ces décisions, sont-elles prises à cause du trouble à l’ordre public que peut engendrer un autodafé ou par la simple crainte des réactions de certaines communautés se sentant offensées par de tels actes ?
En soulevant ces différentes questions, nous ne faisons que mettre en lumière la justification de la nouvelle loi votée par le Danemark rétablissant le blasphème qui va en ce sens : afin de protéger sa population et de préserver la sécurité nationale au lendemain d’un attentat ayant touché deux citoyens d’un pays voisin, le délit de blasphème fait son grand retour.
Chez nous, en Belgique, un point semble certain : il n’est pas comparable de brûler un livre sacré ou religieux pour allumer son feu de cheminée que de le brûler au milieu d’une foule avec des caméras, journalistes et policiers prêts à intervenir.
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