Dimanche 27 février, le président Ukrainien, Volodymyr Zelinsky, a annoncé avoir saisi la Cour internationale de justice contre la Russie. Cette annonce a été suivie, dans la soirée, par la confirmation par les services de la Cour dans un communiqué de presse puis la publication de la requête ukrainienne. Des audiences devraient se tenir rapidement au siège de la Cour à La Haye, où les représentants de l’Ukraine comme de la Russie seront invités à exposer leurs arguments.
LA SAISINE DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE MONTRE QUE L’UKRAINE VEUT AUSSI UTILISER LE DROIT POUR RÉGLER LE CONFLIT
La Cour internationale de justice est l’organe judiciaire principal des Nations Unies ; elle ne peut juger que les États. Il ne s’agit donc pas d’un juge pénal habilité à condamner les individus comme la Cour pénale internationale, qui siège également à La Haye mais ne juge que des dirigeants, généralement a posteriori, pour des crimes particulièrement graves – comme le crime contre l’humanité. Devant la Cour internationale de justice, il s’agit de régler pacifiquement les différends entre les États, conformément à la Charte des Nations Unies adoptée en 1945.
La Cour est souvent saisie par des pays, ce qui démontre l’attachement de la communauté internationale au droit international. D’ailleurs, une autre affaire, introduite par l’Ukraine en 2017 et portant sur l’application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, est en cours contre la Russie. La Cour s’est déclarée compétente en novembre 2019, la Russie doit encore remettre ses conclusions d’ici décembre 2022, pour une décision attendue sans doute en 2023.
L’UKRAINE CHERCHE À OBTENIR DE LA COUR DES MESURES PROVISOIRES EN URGENCE
Il est vrai qu’alors que Kiev est assiégée, le moment semble mal choisi pour un procès à la Cour internationale de justice. Néanmoins, les États agressés ont globalement intérêt à mobiliser les moyens de droit à leur encontre, ne serait-ce que pour attirer l’attention de la communauté internationale sur le bienfondé de leur argumentation et sur les violations commises par les agresseurs. En 2008, la Géorgie en partie envahie par la Russie avait usé de la même possibilité.
Cette saisine montre que l’Ukraine ne positionne pas sa défense uniquement sur le plan militaire, mais également sur le plan juridique, en s’appuyant sur les justifications avancées par Vladimir Poutine pour tenter de fonder en droit son agression. Elle permet aussi à l’Ukraine de se placer résolument du « bon côté » aux yeux de la communauté internationale, en activant les mécanismes juridiques à sa disposition tout en continuant à se défendre sur le terrain.
De manière moins symbolique et plus pragmatique, l’Ukraine demande également des « mesures conservatoires », comme le lui permet l’article 41 du Statut de la Cour, c’est-à-dire des mesures provisoires rendues en urgence par la Cour, en attendant sa décision définitive. Il s’agit par exemple pour la Cour d’ordonner à la Russie de cesser son agression. Fréquemment demandées, ces mesures, qui ne sont pas toujours ordonnées par la Cour et peuvent être différentes de celles demandées par les parties, sont toujours obligatoires. Autrement dit, leur méconnaissance peut engager la responsabilité de l’État qui ne s’y conforme pas, au même titre que les autres violations du droit international alléguées. Ici, l’Ukraine demande la cessation du conflit et le retrait des troupes russes de son territoire.
QUESTION ESSENTIELLE POUR LA COUR : LA RUSSIE A-T-ELLE COMMIS UNE VIOLATION DE LA CONVENTION SUR L’INTERDICTION DU GÉNOCIDE EN AGRESSANT L’UKRAINE ?
La première question posée est celle de la compétence de la Cour. Celle-ci repose toujours sur le consentement des parties, car les États sont souverains et ne peuvent pas être jugés contre leur gré. Ce consentement peut être établi de différentes manières, mais est souvent contenu dans les clauses des nombreux traités internationaux ratifiés par les parties, qui donnent explicitement compétence à la Cour internationale de justice en cas de différend sur l’interprétation ou l’application du traité.
La Cour doit alors vérifier que la requête satisfait aux différentes conditions posées par cette clause et que le différend qui lui est soumis entre bien dans le champ de la convention internationale, sans quoi sa compétence ne sera pas établie. Ici, c’est l’article IX de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 qui est invoqué, un traité ratifié par l’Ukraine et la Russie et qui prévoit qu’elles acceptent la compétence de cette Cour. Dans la mesure où ni l’Ukraine, ni la Russie n’ont de réserves – c’est-à-dire d’opposition dûment enregistrée – actuellement en vigueur sur cet article, et qu’il ne prévoit pas de conditions préalables à la saisine de la Cour, la compétence ne devrait pas soulever de difficulté majeure, d’autant plus au stade des mesures conservatoires où celle-ci n’est examinée que prima facie (« à première vue », c’est-à-dire sans examen poussé).
La Convention sur le crime de génocide ratifiée par l’Ukraine et la Russie définit le périmètre du différend, c’est-à-dire l’étendue des questions qui peuvent être posées à la Cour. L’Ukraine ne peut donc pas invoquer directement toutes les violations commises par la Russie, à commencer par celle de l’article 2§4 de la Charte des Nations Unies qui interdit le recours à la force entre États, qui n’est pas contestable directement devant la Cour dans ce cas : il faut montrer que celle-ci est liée à la convention sur le génocide.
Dans sa requête à la Cour, l’Ukraine reproche à la Russie d’avoir mal interprété la Convention, en considérant que la prétendue commission d’un génocide par l’Ukraine l’autorisait à agresser son voisin. Cet argument a des chances de faire mouche, à condition de pouvoir démontrer que l’agression russe est bien fondée sur ce motif. Cela pourra en effet poser des difficultés à deux stades différents de l’examen de la demande des mesures conservatoires.
D’abord, c’est la question de l’objet du différend qui est en cause. La Russie pourrait arguer qu’il n’existe aucun différend sur la question du génocide, mais que le litige est lié à autre chose, même s’il a entretenu à plusieurs reprises l’idée selon laquelle l’agression en Ukraine vise à faire cesser un génocide. Elle pourrait ainsi chercher à démontrer que le différend porte sur l’attaque(la Russie refusant le terme d’« agression ») en elle-même, et donc sur l’interprétation de la Charte des Nations Unies et non sur l’interprétation de la convention sur le génocide, ce qui priverait la Cour de sa compétence.
Si l’Ukraine avait gain de cause sur ce point et que la Cour établissait sa compétence prima facie, ce qui paraît possible, il lui faudra ensuite démontrer qu’elle invoque des droits dont la violation par la Russie est « plausible », au sens de la Cour. Or, même si l’appréciation de ce critère est assez souple, l’argument selon lequel l’attaque russe constituerait une violation de la Convention sur le génocide car celle-ci ne prévoit en aucun cas la possibilité d’une agression est discutable : ce qui n’est pas prévu n’est pas nécessairement interdit formellement par le texte invoqué, même si cela peut être interdit par d’autres textes. Autrement dit, le fait que l’interdiction de l’emploi de la force découle de la Charte des Nations Unies et de la « coutume » internationale, et non directement de la Convention sur le génocide, pourrait là encore jouer en défaveur de l’Ukraine.
Si ces deux obstacles étaient franchis, il n’y a pas de doute que la Cour indiquerait des mesures conservatoires, la situation étant urgente et grave. L’évaluation du risque de dégradation des évènements est importante à ce stade : il s’agit de « figer » en urgence une situation pour éviter toute évolution négative, en attendant que la Cour se prononce définitivement sur le fond de l’affaire.
FACE À POUTINE, L’UKRAINE SAIT QUE CE RECOURS A PEU DE CHANCES D’AVOIR DES EFFETS IMMÉDIATS
Dès cette semaine, la Cour pourrait tenir des audiences à La Haye pour entendre les arguments des parties. La Russie pourrait refuser d’y participer, ce qui n’empêcherait pas la Cour de juger de sa compétence et d’indiquer, le cas échéant, des mesures conservatoires qui demeureraient obligatoires. Il est néanmoins possible que la Russie, comme dans le précédent géorgien, décide de se présenter à la Cour pour tenter d’argumenter.
La Cour pourrait rendre son ordonnance très rapidement. Dans l’affaire Lagrand en 1999, la Cour avait statué en 24 heures au vu de l’urgence (la demande portait sur la suspension d’une condamnation à mort prévue le lendemain) ; à l’inverse, elle a attendu près de trois mois dans la récente affaire Iran c. États-Unis, où était en cause le durcissement les sanctions américaines contre l’Iran. Même si la demande de mesures conservatoires « a priorité sur toutes autres affaires », selon l’article 74 du Règlement de la Cour, le délai est donc variable. La pratique montre que la difficulté de l’affaire et, dans une moindre mesure, son caractère politiquement sensible sont des critères déterminants.
Il y a malheureusement peu de chances que la Russie respecte une éventuelle ordonnance qui la contraindrait à cesser son agression. Elle ne s’était pas conformée à l’ordonnance rendue en 2008 à la demande de la Géorgie, et vient à l’évidence de méconnaître la deuxième mesure conservatoire indiquée par la Cour en 2017 dans l’autre affaire Ukraine contre Russie, et qui l’obligeait à « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile ».
Ce sont là les limites du droit : la Cour ne dispose pas du pouvoir de contraindre physiquement un État à se conformer à ses décisions, ce qui n’enlève rien à leur caractère obligatoire. L’Ukraine n’est pas dupe et connaît ses faibles chances de succès en saisissant la Cour : pendant que les représentants des deux États mèneront la bataille juridique à La Haye, la guerre continuera en Ukraine. Il n’en demeure pas moins que la Russie sera, au final, comptable de certains au moins de ses actes devant la communauté internationale.
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