La version du gouvernement russe est désormais bien connue : il s’agit d’une “opération spéciale” visant à “dénazifier” l’Ukraine et à protéger les populations des régions de Donetsk et Lougansk d’un prétendu génocide. Juridiquement, cette tentative de justification ne tient pas, et il faut rappeler avec force les raisons qui font que cette agression est illégale.
Le droit international contemporain, largement issu de la reconstruction post-1945 et du sentiment collectif que la paix entre les Nations devait être maintenue par le droit, repose sur un principe cardinal : la souveraineté des États. Et la souveraineté, c’est l’indépendance, c’est-à-dire pour l’essentiel la capacité de jouir librement de son territoire – sous réserve de ses obligations internationales librement consenties.
C’est sur cette souveraineté pleine et entière des États qu’est fondée la “colonne vertébrale” du droit international : l’interdiction du recours à la force entre États. Consacrée à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies signée à San Francisco en 1945, cette interdiction ne souffre que de trois exceptions. Aucune n’est invocable par la Russie en l’état actuel.
NI L’UKRAINE, NI LES NATIONS UNIES N’ONT CONSENTI À CETTE INTERVENTION RUSSE
La première exception est celle du consentement de l’État sur le sol duquel l’intervention a lieu. Autrement dit, il s’agit du cas où un État appelle à l’aide la communauté internationale ou un État en particulier. Ce fut par exemple le cas du Mali en janvier 2013, et c’est aujourd’hui le cas de l’Ukraine. La Russie ne peut évidemment pas se prévaloir du consentement ukrainien pour justifier son agression, même si elle invoque un prétendu appel à l’aide des deux “républiques populaires” auto-proclamées de Lougansk et de Donetsk pour tenter de fonder juridiquement son intervention sur le sol de ces deux régions – et seulement sur ce sol.
Dans ce dernier cas, la question est de savoir si ces “autorités” qui auraient appelé la Russie à l’aide sont bien des États, ce qui n’est pas le cas : la reconnaissance unilatérale russe de l’indépendance de ces deux régions ne suffit pas à en faire des États. Il s’agit donc, dans tous les cas, d’une agression.
La deuxième exception est l’autorisation donnée par le Conseil de sécurité des Nations Unies. En vertu du chapitre VII de la Charte, cet organe politique – et non juridique – chargé principalement du maintien de la paix et de la sécurité internationales a le pouvoir de prendre des mesures coercitives contre les États qui menaceraient de rompre, ou rompraient, cette paix. L’autorisation d’une intervention militaire, qui peut être terrestre (cas de l’Irak envahissant le Koweit avec la résolution du 30 novembre 1990) ou uniquement aérienne (cas de la Libye, pour protéger les civils, avec la résolution du 17 mars 2011), est exceptionnelle et succède à un échec d’autres mesures préalables. Ce n’est ainsi qu’en dernier ressort que le Conseil de sécurité autorise le recours à la force, à condition qu’aucun de ses cinq membres permanents (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) ne pose son veto. Dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie, une telle autorisation fait naturellement défaut et est impensable : la Russie aurait immanquablement posé son veto.
LA RUSSIE N’A PAS SUBI UNE AGRESSION DE LA PART DE L’UKRAINE
La troisième exception est celle de la légitime défense, droit “naturel” et coutumier de chaque État, également prévu à l’article 51 de la Charte des Nations Unies. L’invocation de la légitime défense par un État suppose cependant qu’il ait subi préalablement une “agression”, au sens où l’entend l’Assemblée générale des Nations Unies. Tel n’est pas le cas de la Russie qui n’a subi aucune agression, la volonté ukrainienne de rejoindre l’OTAN (de même que son éventuelle adhésion) ne pouvant en aucun cas être considérée sous cet angle. Quand bien même la légitime défense individuelle de la Russie serait invoquée, ce qui semble être le cas puisque Vladimir Poutine a mentionné l’article 51 de la Charte dans son annonce à l’aube du 24 février, Moscou aurait dû notifier sa démarche au Conseil de sécurité des Nations Unies, dans l’attente d’une “prise de relais” onusienne.
Surtout, la Russie aurait dû réagir de manière proportionnée à l’agression, qui demeure introuvable. Toutefois, une idée jusqu’ici défendue par les États-Unis pourrait aussi faire son chemin au Kremlin, situation ironique si elle n’était pas si dramatique : la “légitime défense préventive”. Selon cette explication utilisée en 2003 par les États-Unis de Georges W. Bush pour tenter de justifier l’agression de l’Irak, hors de tout mandat onusien, , les États auraient le droit, en cas de menace d’agression, de “riposter préventivement”. Cette prétendue légitime défense préventive n’a néanmoins, en l’état du droit positif, aucun fondement et est fortement rejetée par la société internationale.
LES ÉTATS TENTENT GÉNÉRALEMENT DE JUSTIFIER, MÊME DE FAÇON DILATOIRE MALHONNÊTE, UNE INTERVENTION MILITAIRE AU REGARD DU DROIT INTERNATIONAL
La clarification du discours juridique russe, qui lui permettrait de justifier son action en droit international, est en tout cas attendue. Même si le Président russe n’entretient qu’une considération limitée pour le droit international, les États – même les plus puissants – ont conscience que ce droit demeure la meilleure garantie pour éviter d’être soi-même victime de violations. Ils ont donc globalement intérêt à fonder leur action internationale en droit, quitte à le faire a posteriori, et le font généralement, le cas échéant en proposant des interprétations plus ou moins éloignées des textes et de la pratique préexistants.
On relève souvent, dans ces situations, un discours juridique quelque peu confus voire confusionniste, tendant à présenter comme évidente une justification qui ne saurait l’être, ou à en mélanger plusieurs. Ainsi, il est aujourd’hui difficile de savoir si la Russie invoque réellement la légitime défense, si oui s’il s’agit de la sienne (légitime défense individuelle) ou de celle des deux républiques autoproclamées qui l’auraient appelée à l’aide (légitime défense collective), ou si elle invoque la responsabilité de protéger d’un génocide prétendument commis par Kiev, comme semblait le suggérer la déclaration du représentant russe au Conseil de sécurité le 23 février dernier (d’après lui, “The goal of this special operation is protection of people who have been victimized and exposed to genocide by the Kiev regime. To ensure this, we will seek demilitarization and denazification of Ukraine, and criminal prosecution for those who committed numerous heinous crimes against civilians”). Cette responsabilité de protéger sa population incombe prioritairement à l’Ukraine. Elle peut, à défaut et dans des cas rarissimes comme en Libye en 2011, être garantie par la communauté internationale, mais en aucun cas par un État voisin qui s’autoproclamerait défenseur de la population voisine soi-disant persécutée.
Dans tous les cas, il faut se rappeler que le droit international se caractérise par sa souplesse et son caractère dynamique. Autrement dit, une succession d’interprétations audacieuses d’un principe coutumier bien établi – comme celui de la légitime défense – pourrait, peu à peu, éroder la conception contemporaine tendant à défendre son usage à titre préventif, jusqu’à installer l’idée qu’une nouvelle interprétation commune s’est installée. C’est la raison pour laquelle il est important de s’opposer à de telles interprétations lorsqu’elles ne sont pas conformes au droit positif et qu’il n’est pas souhaitable qu’elles le deviennent.
Il faut donc l’affirmer et le répéter : l’attaque russe est une agression injustifiable au regard du droit international, et constitue un fait internationalement illicite. La Russie engage donc sa responsabilité internationale. Pour l’heure et en attendant le cessez-le-feu et les conséquences de l’agression sur les plans politique, économique et juridique, c’est l’application du droit international humanitaire qui doit prévaloir sur tout autre considération.
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