Le démantèlement de la cellule de police judiciaire spécialisée en recherches de vols et trafic illicite d’art et d’antiquités le 1er janvier dernier a reçu de nombreuses réactions médiatiques. Cette suppression – sur laquelle la Ministre de l’Intérieur semble vouloir revenir – risque toutefois de mettre à mal les engagements internationaux et européens de la Belgique, même si aucune obligation directe ne la contraint à disposer d’une cellule spécialisée.
Depuis le 1er janvier, la cellule unipersonnelle chargée du suivi du trafic illicite d’œuvres d’art et d’antiquités est de facto démantelée. Le seul policier qui y travaillait, Lucas Verhaegen, est alors parti à la retraite. Cette cellule avait déjà été démantelée en 2016, mais finalement ce même policier avait pu continuer à travailler sur les affaires criminelles en art et antiquités. Il avait même reçu un appui administratif et se faisait seconder par une « civile » selon ses termes. Mais ces deux autres personnes, l’agent administratif et la civile, ont été affectées ailleurs le 1er janvier 2022.
Interrogée au sujet du démantèlement de la cellule par le député Jean-Marc Delizée le 12 janvier dernier, la Ministre de l’Intérieur a voulu rassurer que le travail de recherche policière en trafic illicite continuerait, mais sans service spécial : « Les directions déconcentrées de la police judiciaire fédérale mèneront des enquêtes spécialisées supralocales de qualité ».
Cette affirmation permet-elle toutefois de remplir les obligations internationales et européennes de la Belgique en matière de lutte contre le trafic illicite d’œuvres d’art ? Quelles sont au juste ces obligations ?
Quelles sont les obligations internationales en matière de lutte contre le trafic d’art et d’antiquités ?
La Belgique est partie à la Convention de l’Unesco de 1970 pour lutter contre le trafic illicite des biens culturels depuis 2009. Cette convention oblige les États à « combattre ces pratiques [de trafic illicite] par les moyens dont ils disposent, notamment en supprimant leurs causes, en arrêtant leur cours et en aidant à effectuer les réparations qui s’imposent. » (art. 2.2). La Convention impose aussi que chaque État, pour remplir ses obligations d’exécution de la Convention, dote « dans la mesure de ses moyens, […] les services nationaux de protection du patrimoine culturel d’un budget suffisant et, si nécessaire, pourra créer un fonds à cette fin. » (art. 14).
Les obligations de lutter contre le vol et le trafic illicite des biens culturels de la Convention sont clarifiées par l’Unesco même, dans des directives dites “opérationnelles”. Ces directives encouragent explicitement les États à créer des « unités spécialisées de police et des douanes » ou des « services de répression » tels qu’une équipe de procureurs ou d’experts spécialisés dans les enquêtes concernant la criminalité artistique, spécialisés dans la protection des biens culturels et la récupération des biens culturels volés en collaboration constante avec l’ensemble des autorités pertinentes dans les différents secteurs et échelons gouvernementaux au sein des États parties ».
La cellule belge « Art et Antiquités » parvenait, malgré ses faibles capacités, à remplir cette recommandation. Même si les directives opérationnelles ne sont pas contraignantes à l’égard de la Belgique, elles permettent de mieux interpréter les obligations de la Convention et doivent donc être prises en compte.
Des obligations internationales non contraignantes, que la Belgique n’a pas souhaité transposer à ce jour
En résumé, la Convention de l’Unesco de 1970 oblige la Belgique à se doter de services nationaux de protection suffisamment spécialisés pour lutter de manière effective contre le trafic illicite de biens culturels, mais avec une large marge de manœuvre : la Belgique doit le faire dans la mesure de ses moyens. La Convention n’impose donc pas la création d’une cellule de police spécialisée, et, même si ses directives opérationnelles l’encouragent explicitement, cela ne pourra être utilisé contre l’État qui ne le ferait pas.
De plus, la Convention Unesco de 1970 doit encore être intégrée dans notre droit national (en droit, on parle de “transposition”) pour que n’importe quel citoyen puisse l’invoquer devant le juge belge et donc plaider pour son application effective. Cela signifie, actuellement, qu’un citoyen ne peut pas contester devant le juge belge la suppression de cette cellule spécialisée, au motif que cela violerait la Convention de 1970. Cela fait d’ailleurs déjà près de 13 ans que la Belgique est partie à cette Convention, mais sa transposition se fait toujours attendre, les dernières nouvelles datant de fin 2018.
À côté de la Convention de l’Unesco de 1970, plusieurs Résolutions du Conseil de Sécurité, celle pour l’Iraq en 2003, pour l’Iraq et la Syrie en 2015 et surtout celle pour le patrimoine culturel en général en 2017 ne prévoient pas non plus directement la création d’une cellule policière spécialisée, mais obligent les États à prendre les mesures voulues pour empêcher le commerce illicite des biens culturels. Les résolutions demandent aussi à ce que l’Unesco et Interpol veillent à la bonne exécution de cette obligation. À nouveau, ces obligations ne sont pas directement applicables – c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas être directement invoquées devant un juge belge – et laissent une marge de manœuvre aux États.
Enfin, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU de décembre 2018 demande clairement la création de services policiers spécialisés, en collaboration avec Interpol. Mais cette résolution n’est pas contraignante non plus.
Des obligations européennes plus précises, qui n’imposent pas non plus la création d’une cellule spécialisée
Au niveau européen, la directive de restitution de biens culturels a été transposée en droit belge. L’obligation vis-à-vis des services policiers est plus claire ici puisque la loi belge prévoit que les services de police doivent rechercher les biens culturels volés ou exportés illicitement et l’identité des auteurs de ces infractions. Il n’est pas précisé qu’il faille une cellule spécialisée, même si cette possibilité est explicitement prévue par la loi belge (article 13).
L’absence de cellule spécialisée empêche-t-elle la Belgique de remplir ses obligations ?
Eu égard à la spécificité de ce trafic – un tableau de Rembrandt volé n’est pas la même chose qu’une bicyclette volée – il est difficilement défendable que sans service spécialisé ces recherches policières puissent être effectives.
De même, l’inspection économique ne remplace pas la cellule spécialisée de la police judiciaire : en même temps que le service spécialisé dans la police judiciaire se dissout, celui du service d’inspection économique se renforce. Compétente depuis juillet 2020 pour lutter contre le blanchiment d’argent en matière d’art, l’Inspection économique du SPF Économie commence à compter pas mal de dossiers à son actif. Il reste que la question du blanchiment est plus limitée que celle du vol et du trafic illicite en général et que l’inspection économique – qui ne dispose pas de cellule spécialisée sur ces questions non plus – n’a pas les mêmes compétences que la police judiciaire. L’un ne devrait pas disparaître au profit de l’autre.
Et c’est bien là tout l’argument de la responsabilité de l’État belge par rapport à ses engagements internationaux et européens : il apparaît difficile que la Belgique puisse remplir ces obligations de lutter contre le trafic d’art et d’antiquité sans disposer de service spécialisé comme la cellule « Art & Antiquité. »
Des sanctions internationales et européennes peu probables
Que risque l’État belge s’il persiste à démanteler la cellule ? L’Unesco pourrait proposer d’aider la Belgique à mettre en œuvre ses obligations, comme le prévoit l’article 17 de la Convention de 1970. D’autres États parties à la Convention de 1970 pourraient introduire une demande devant l’Unesco, voire un recours devant la Cour internationale de Justice s’ils considèrent que ce manque d’exécution constitue une violation de la Convention. Par exemple, des États victimes de nombreux vols d’art et d’antiquités pourraient agir si la Belgique ne fait rien pour limiter ce trafic, sachant que notre pays pâtit déjà d’une mauvaise réputation à cet égard. S’agissant de la directive européenne, la Commission européenne pourrait lancer une procédure d’infraction si l’obligation de rechercher les biens culturels volés ou exportés illicitement n’est pas appliquée. Mais tout cela reste peu probable, vu la marge laissée à chaque État pour appliquer ces obligations.
Il n’empêche que cet ensemble de règles internationales et européennes impose certaines obligations à la Belgique. La Belgique est responsable pour la bonne exécution de ses engagements internationaux et européens. Cela n’a pas échappé au Gouvernement. Preuve en est du récent revirement de la Ministre de l’Intérieur, qui par le biais de son collègue le Ministre des Finances, a annoncé le 3 février dernier, dans la foulée de l’attention médiatique à ce démantèlement : « Nous allons faire en sorte que cette décision puisse être annulée ». Peut-être que les recommandations formulées par le Sénat en 2018 pourraient être suivies.
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